Ultime œuvre d’Offenbach, Les Contes d’Hoffmann est un opéra fantastique dont chaque acte a sa propre atmosphère. L’histoire est celle du poète Hoffmann, accompagné de sa Muse ayant pris les traits du jeune Nicklausse. Hoffmann, amoureux de la cantatrice Stella, raconte ses amours passées avec Olympia, Antonia et Guilietta, qui toutes trois incarneraient Stella. L’étrange se mêle à l’onirique et parfois au comique, dans cet opéra qu’Offenbach a laissé inachevé, ouvrant la voie à de nombreuses versions et à de multiples façons de le représenter.
Offenbach n’aura jamais l’occasion de voir représenté Les Contes d’Hoffmann
Le 18 mai 1879, Offenbach organise l’une de ses soirées musicales dans son appartement du boulevard des Capucines. Appelés « les vendredis de Jacques », même si ce 18 mai 1879 est un dimanche, ces rendez-vous sont des moments toujours très attendus. Celui-ci l’est d’autant plus qu’Offenbach a prévu de faire découvrir des extraits de l’opéra auquel il travaille depuis quatre ans : Les Contes d’Hoffmann. Pas moins de 300 personnes ont été invitées, dont deux directeurs de théâtre, Léon Carvalho qui règne sur l’Opéra-Comique, et Franz von Jauner qui dirige le Ringtheater de Vienne. Cinq solistes accompagnés au piano et à l’harmonium, ainsi qu’un petit chœur dans lequel ont pris place les filles d’Offenbach, vont chanter une dizaine d’extraits. Notamment la célèbre Barcarolle ”Belle nuit, ô nuit d’amour”, la Romance d’Antonia “Elle a fui la tourterelle », celle de Nicklausse “Vois sous l’archet frémissant”, ou encore la Légende de Kleinzack “Il était une fois, à la cour d’Eisenach” que chante Hoffmann, interprétée par un baryton car Offenbach avait conçu le rôle d’Hoffmann pour un baryton, en l’occurrence Jacques Bouhy qui en 1875 avait créé le rôle d’Escamillo dans Carmen. La soirée est un succès. Les journalistes conviés ne tarissent pas d’éloges, tandis que Carvalho et Jauner s’engagent à monter l’ouvrage. Une fois ses invités partis, Offenbach sait que le temps est compté. Déjà malade, il craint de ne pouvoir terminer cet ouvrage auquel il tient tant.
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L’œuvre est inspirée de la vie et des contes de l’écrivain et compositeur Ernst Theodore Amadeus Hoffmann
Les Contes d’Hoffmann puisent leur origine dans une série de récits du fantasque écrivain et compositeur allemand Ernst Theodore Amadeus Hoffmann, parus au début des années 1830. Les librettistes et auteurs Jules Barbier et Michel Carré en tirent en 1851 une pièce dont Hoffmann lui-même est le personnage central, et ayant pour cadre l’Allemagne qui a été celle de l‘enfance d’Offenbach. De cette pièce va naître un premier opéra intitulé Les Contes d’Hoffmann, composé par Hector Salomon. Il aurait dû être joué au Théâtre de la Porte Saint-Martin en 1867, mais un procès entre les auteurs et le directeur fait que l’œuvre n’a jamais été créée. C’est à ce livret que s’intéresse Offenbach, qui en 1873 prend contact avec Barbier, désormais seul depuis la mort l’année précédente de Carré. Deux années s’écoulent jusqu’en 1875, où se dessine la perspective d’une création à l’Opéra-Comique. Offenbach demande alors à Barbier d’apporter des modifications. Il veut notamment des dialogues parlés comme l’exige la règle de la Salle Favart. Mais en 1876 le directeur de l’Opéra-Comique quitte ses fonctions, et le projet est transféré au Théâtre-Lyrique, où l’œuvre est mise à l’affiche de la saison 1877-1878. Les répétitions étaient sur le point de commencer lorsque le théâtre fait faillite. Offenbach doit se résoudre à attendre des jours meilleurs, ce qui ne l’empêche pas de poursuivre son travail de composition, jusqu’à cette soirée musicale de mai 1879, où il emporte l’adhésion de Carvalho, nouveau patron du Comique, et de Jauner.
Le rôle-titre des Contes d’Hoffmann était écrit pour un baryton
Mais entre Paris et Vienne, entre Carvalho et Jauner, il faut choisir. Ce sera d’abord Paris, et par conséquent de nouveau l’Opéra-Comique ! Carvalho est un homme exigeant, et pour le moins interventionniste. Il exige par exemple que le rôle-titre soit confié à l’un des meilleurs chanteurs de la troupe, le ténor Jean-Alexandre Talazac, qui vient de triompher dans Roméo et Juliette de Gounod. C’est ainsi qu’Hoffmann, d’abord baryton, devient ténor. Offenbach remanie également les quatre héroïnes (Olympia, Antonia, Guiletta et Stella) pour la soprano colorature Adèle Isaac, autre vedette de l’Opéra-Comique, dont chacun vantait à l’époque la brillante technique vocale. Offenbach doit aussi adapter le rôle de Nicklausse qui sera confiée à une jeune soprano, Margueritte Ulgade, et non plus à une mezzo.
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Pour travailler au calme, Offenbach a préféré s’éloigner un peu de Paris. Il s’est installé à Saint-Germain-en-Laye, dans le Pavillon Henri IV qui a l’avantage d’offrir un panorama exceptionnel sur la vallée de la Seine, jusqu’à la capitale. Entre deux séances de travail avec Barbier, Offenbach reçoit les membres de sa famille, ainsi que ses librettistes fétiches Ludovic Halévy et Henri Meilhac auxquels il demandera des conseils à plusieurs reprises. Malgré la maladie qui l’emportera bientôt, Offenbach travaille sans répit, qui plus est sur trois partitions simultanément ! Au début du mois d’août 1880, alors que les répétitions doivent commencer en septembre, il écrit à sa fille Pépita : “Il me reste juste un mois pour faire le troisième acte de Belle Lurette, orchestrer les trois actes, faire le finale et tout le cinquième acte des Contes d’Hoffmann (je ne parle même pas de l’orchestration qui viendra plus tard) et faire l’acte du Cabaret des Lilas. Arriverais-je ?… Espérons-le.”
Le directeur de l’Opéra-Comique juge Les Contes d’Hoffmann trop long, et fait opérer des coupures
Les répétitions commencent le 11 septembre 1880, en présence d’Offenbach. L’ouvrage toujours en cours de composition, semble déjà beaucoup trop long à Carvalho. Il exige, et obtient, des coupures, notamment la Romance de Nicklausse “ Vois sous l’archet frémissant”. Le 5 octobre 1880, Offenbach assiste au Théâtre des Variétés, à une lecture du Cabaret des Lilas. En rentrant chez lui, il est pris d’un malaise. Il s’évanouit, avant de reprendre connaissance. Mais cette rémission sera de courte durée. Offenbach meurt quelques heures plus tard, dans la nuit. Les répétitions sont suspendues, mais la décision est prise de maintenir Les Contes d’Hoffmann. Le plus urgent est de les terminer. La famille s’organise. Le fils d‘Offenbach, Auguste-Jacques, lui-même compositeur fait appel à un ami, Ernest Guiraud, l’auteur des récitatifs de Carmen. Celui-ci est chargé d’orchestrer les parties laissées sous forme de chant-piano. Guiraud pratique, le plus souvent à la demande de Carvalho, de nombreuses coupures. Ce travail prend plus de temps que prévu, et la première initialement annoncée pour le 5 janvier 1881 est reportée. Il faudra attendre le 1er février pour qu’ait lieu la générale. En dépit des nombreuses coupures déjà effectuées, le spectacle dure quatre heure et demie. Beaucoup trop long pour Carvalho, effrayé notamment par les interminables changements à vue des décors de l’acte de Giulietta. Carvalho décide alors de le supprimer, purement et simplement, entrainant les protestations de Barbier et du ténor Talazac. La Barcarolle qui ouvre cet acte de Venise est toutefois sauvée et intégrée à l’acte d’Antonia, tout comme la Romance d’Hoffmann “O Dieu de quelle ivresse”, et le duo Giulietta-Hoffmann “Ton ami dit vrai”, eux aussi intégrés en d’autres endroits de la partition.
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La première des Contes d’Hoffmann est un triomphe
Le soir de la première arrive enfin, le 10 février. Le Tout Paris est présent pour découvrir l’ultime œuvre d’Offenbach, et lui rendre hommage quatre mois après sa mort. Malgré les bouleversements de dernière minute, qui ont rendu périlleuse la fin des répétitions, la première est un triomphe. L’air d’Olympia “Les Oiseaux dans la charmille” et la Barcarolle sont bissés. Le public applaudit à tout rompre la distribution. Les Contes d’Hoffmann commencent brillement leur carrière parisienne, et restent à l’affiche pour une centaine de représentations. L’œuvre doit maintenant être présentée à Vienne, au Ringtheater de Franz von Jauner. Une nouvelle fois Guiraud est sollicité. Il adapte l’ouvrage et reprend toutes les parties coupées, donnant naissance à une nouvelle version des Contes d’Hoffmann. L’ouvrage est traduit en allemand, et la création viennoise a lieu le 7 décembre 1881. Mais le lendemain une explosion de gaz provoque un terrible incendie en pleine représentation, provoquant la mort de plus de 400 personnes, et accessoirement la perte du matériel d’orchestre des Contes d’Hofmann. Frantz von Jauner est arrêté, accusé de négligence. Il se suicidera peu après. Un autre incendie va marquer l’histoire de l’œuvre, cette fois à Paris, le 15 mai 1887. En pleine représentation de Mignon d’Ambroise Thomas le feu se déclare dans les coulisses de l’Opéra-Comique. Là aussi le bilan humain est terrible, cent-dix morts. Les pompiers réussissent à sauver de nombreuses partitions, mais pas celles qui avaient été utilisées pour la première des Contes d’Hoffmann.
La Barcarolle des Contes d’Hoffmann au Met de New York en 2009 (Ekaterina Gubanova en Giulietta, Kate Lindsey en Nicklausse, Orchestre du Metropolitan Opera House, dir. James Levine)
Il existe de multiples versions des Contes d’Hoffmann, qui sont autant de façons possibles de représenter cet opéra fantastique
Cette même année, l’ouvrage est donné à Bruxelles, et pour cette création belge une nouvelle édition a été publiée. Une autre version verra le jour en 1904 pour une reprise à l’opéra de Monte-Carlo. Puis, à partir de 1940, d’autres arrangements et versions sont proposées. En 1970 le chef français Antonio de Almeida, spécialiste d’Offenbach, retrouve dans une armoire chez des descendants du compositeur plus de 1200 pages manuscrites, dont une grande partie de la partition autographe chant-piano. Au fil des années et des découvertes de manuscrits, différentes éditions critiques apparaissent, jusqu’au début des années 90 où Jean-Christophe Keck, autre chef spécialiste d’Offenbach, découvre le manuscrit autographe de la partition d’orchestre du Grand Final avec chœur de l’acte de Venise, lui permettant d’affirmer qu’Offenbach avait bel et bien achevé l’ouvrage. Quelles que soient les différentes versions réalisées au gré des révisions et des découvertes, Les Contes d’Hoffman restent l’une des plus grands œuvres d’Offenbach. Un opéra fantastique dont Fantasio créé en 1872 aurait été le grand frère, situé à mille lieux des opéras-bouffes qui ont fait son succès.
Jean-Michel Dhuez