La Sarabande de Haendel : l’arbre qui cache la forêt ?

Le célèbre arrangement de la bande originale du film Barry Lyndon de Stanley Kubrick en a fait un tube ; à telle enseigne qu’on parle de « LA» sarabande de Haendel, comme s’il n’en avait composé qu’une. Or celle-ci fait partie d’un recueil de pièces pour clavier d’une grande variété, où l’on trouve d’autres types de danses.

La popularité des Suites pour clavecin fut telle qu’une édition pirate circula sur le marché

Une partie de l’œuvre de Haendel n’a pas reçu toute l’attention qu’elle mérite. Il est vrai que, comparée à celle de Jean-Sébastien Bach, sa musique pour clavier joue un rôle moins important et pâtit du voisinage formé par les oratorios, les opéras et les grandes œuvres pour orchestre dans lesquelles on a voulu voir, sans doute à juste titre, la quintessence de son génie. Improvisateur hors pair quand il jouait au clavecin, compositeur d’un seul jet, Haendel semble avoir trop souvent dédaigné de mettre par écrit ses trouvailles, et son harmonie demeure peu aventureuse. On peut également penser qu’une partie de cette musique fut écrite à l’usage sinon pédagogique, du moins domestique. L’importance de ce corpus nous interdit pourtant de le négliger : d’après les travaux de Kahle, l’on peut reconnaître avec certitude au moins vingt-cinq Suites pour clavecin de Haendel. Huit proviennent du premier recueil de 1720 ; six ont été publiées en 1733 dans le « Second recueil » ; trois autres figurent dans le « Livre pour clavecin » écrit du temps des années hambourgeoises ; enfin trois autres suites datent vraisemblablement de la même période. Leur popularité fut telle qu’un éditeur hollandais n’hésita pas à en faire dès 1719 une édition pirate d’après des copies circulant sur le marché. Haendel décida alors de publier sa propre édition des Suites de pièces pour le clavecin (préférant le titre français à la dénomination usuelle de Harspichord Lessons), avec cette note préliminaire : « J’ai été contraint de publier certaines des pièces qui suivent car des copies subreptices et erronées les ont fait parvenir à l’étranger. J’en ai ajouté quelques nouvelles pour rendre l’ouvrage plus utile ; si elles rencontrent un accueil favorable, je continuerai à en publier davantage, estimant de mon devoir, avec mon petit talent (sic), de servir une nation dont j’ai reçu une aussi généreuse protection ».

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Quiconque est familier de l’œuvre de Bach sera surpris de découvrir qu’une fugue de Haendel, commençant à trois voix, s’enrichit soudain d’une quatrième qui disparaît au bout de quelques mesures parce que le compositeur n’en avait plus besoin !

La conception de la suite, dont le but est de réunir des petites pièces contrastées en une seule entité, a évolué depuis la fin du XVIe siècle. A l’époque de Haendel, en particulier en Allemagne, elle consistait le plus souvent en un arrangement particulier de danses – allemande, courante, sarabande et gigue – toutes dans la même clé. Un nombre non spécifié d’autres danses, souvent plus légères (que Bach appelait « galanteries »), pouvaient s’ajouter à ce schéma, généralement intercalées entre la sarabande et la gigue.

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Souvent, Haendel élimine l’une ou l’autre des danses et s’octroie quelques libertés dans l’agencement des mouvements. Quand il écrit une fugue (on en trouve quelques-unes dans ces suites), il fait preuve de la même liberté dans le déroulé polyphonique : quiconque est familier de l’œuvre de Bach sera surpris de découvrir qu’une fugue de Haendel, commençant à trois voix, s’enrichit soudain d’une quatrième qui disparaît au bout de quelques mesures parce que le compositeur n’en avait plus besoin ! Aussi l’ensemble dégage-t-il un style plutôt décontracté, ce qui n’exclue pas une musique profondément ressentie – dont l’éclat, l’ingénuité, le charme, les lignes mélodiques ravissantes et l’exubérance toute théâtrale confèrent à l’œuvre pour clavier du caro Sassone toute sa séduction.

 

Arrangement pour orchestre de la Sarabande (Orchestre Philharmonique de Lucques)

 

Le film Barry Lyndon de Stanley Kubrick allait donner la précellence à la « Sarabande » de la Suite n° 4 en ré mineur

Bien que moins fréquentées que les pièces pour clavier de Bach (notamment de la part des pianistes), les Suites de Haendel comptent quelques grandes pièces : la Chaconne (et ses 62 variations) qui referme la Suite n° 9 en sol majeur extraite du « Second Recueil » ; l’air à variations de la Suite n° 5 extraite du « Premier recueil » : son appellation « L’Harmonieux forgeron » proviendrait d’une anecdote selon laquelle Haendel, passant devant l’échoppe d’un forgeron, aurait été séduit par le mélange du son de l’enclume frappé par le marteau et la voix de l’artisan qui chantonnait.

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Le film Barry Lyndon (1975) de Stanley Kubrick allait donner une précellence définitive à la « Sarabande » de la Suite n° 4 en ré mineur (HWV 437) ; certes pas dans sa version originale pour le clavecin, mais dans un arrangement pour orchestre réalisé à cette occasion par le compositeur américain Leonard Rosenman. Le résultat final donne moins à entendre cette danse lente et noble à trois temps (avec appuis sur le deuxième temps) venue d’Espagne qu’est au départ la sarabande qu’une sombre marche, dont la solennité plombée revêt les allures d’une procession funèbre, en accord avec la déchéance du personnage. Cet arrangement vaut à Leonard Rosenman l’Oscar de la meilleure musique de film en 1976, et à la bande originale du chef-d’œuvre de Kubrick un record de ventes à sa sortie.

 

Jérémie Bigorie

 

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