Vous considérez-vous comme un archéologue de la musique ?
La musique nous permet de voyager dans le temps et dans l’espace, mais pour moi il n’y a pas de musique " ancienne " ou de musique " contemporaine ". La musique est vivante au moment où on la joue, où on l’écoute, c’est ce qui la rend si fascinante. C’est un art qui fait partie du langage de l’esprit, du cœur, de la sensibilité, sans qu’on puisse dissocier tous ces éléments qui sont mystérieusement liés les uns avec les autres. Tant qu’une musique nous touche, elle est inoubliable, elle fait partie de nous.
Nous vous sommes redevables d’avoir exhumé des trésors oubliés.
Je suis un explorateur qui va à la recherche de belles musiques qui dormaient injustement, et aussi à travers des instruments oubliés comme la viole de gambe. Ces musiques peuvent nous apporter de belles expériences et des moments de récupération de notre mémoire universelle à travers des mélodies à des chants.
Votre voix est très douce. C’est par imitation de la viole de gambe ?
[Rires.] Je peux aussi parler plus fort, mais nous ne sommes que deux face à un micro, je n’ai pas besoin de forcer la voix.
Vous souvenez-vous de votre expérience avec Alain Corneau pour le film Tous les matins du monde ?
Comme si c’était hier, et aussi du travail avec Pascal Quignard. C’était la première fois que je participais à un projet inconnu pour moi, un film avec des acteurs. Je me souviens de ma frayeur quand j’ai vu Gérard Depardieu prendre ma viole avec ses énormes mains, je me suis demandé s’il n’allait pas la broyer dès la première note. C’est un homme extraordinaire qui dégage une violence extrême, mais qui est aussi capable d’une tendresse infinie. Ce qui m’a passionné dans ce projet, c’est que la musique était non seulement un personnage central avec Marin Marais et Sainte-Colombe, mais qu’elle était aussi et surtout l’âme du film.
Ensuite, Jacques Rivette vous a également demandé de composer une musique dans le style de l’époque pour Jeanne la Pucelle.
C’était différent, car la musique n’était plus le sujet. Il s’agissait d’illustrer le sacre du roi ou une scène de bataille. Le problème, c’est que l’Histoire n’a pratiquement rien gardé de la musique à la cour de Charles VII. Les meilleurs compositeurs travaillaient chez les ducs de Bourgogne, qui étaient plus riches. Et il n’était pas possible d’utiliser la musique de l’ennemi. Donc, il a fallu recréer quelque chose de plausible et de probable. Ce qui m’a beaucoup amusé, dans les scènes de bataille, c’est de caractériser les musiques anglaise et française. J’ai donc beaucoup étudié la période comprise entre 1415 et 1440.
Comment êtes-vous devenu gambiste ?
J’ai d’abord été petit chanteur, puis je me suis intéressé à la musique légère, au jazz, j’ai fait de l’harmonie, des percussions. Je suis entré au Conservatoire dans une classe de violoncelle en jouant pendant huit ans tout le répertoire (Haydn, Dvorák). Un jour, j’ai travaillé au violoncelle une pièce de Marin Marais transcrite de la viole de gambe. Cela a stimulé ma curiosité, j’ai voulu en savoir plus. En 1965, j’ai passé une semaine à Paris pour fouiller dans les archives de la Bibliothèque nationale. Là, j’ai découvert les œuvres de Marin Marais, Sainte-Colombe, Forqueray, Couperin… Des trésors qui dormaient et que personne ne jouait.
Peut-on dire que l’éclosion du violoncelle a tué la viole de gambe au xviiie siècle ?
C’est surtout le violon, parce que le violoncelle a mis du temps à acquérir un rôle de soliste. Le violon est devenu de plus en plus virtuose, de plus en plus spectaculaire, et la viole de gambe n’a pas pu suivre cette évolution.
Retrouvez la totalité de l’entretien dans le Classica N° 150 de mars 2013
Entretien avec Jordi Savall
Radio Classique
Il était en couverture du premier « Classica », en 1998. Cent cinquante numéros plus tard, Jordi Savall est plus présent que jamais dans la vie musicale. Sur le ton de la confidence, il revient avec Olivier Bellamy sur les grandes étapes de son parcours et sur les épreuves de la vie.