Confortablement assis dans son salon, le public a été inondé pendant des mois par des captations d’opéras, de ballets et de concerts, la plupart du temps diffusées en ligne gracieusement. Voudra-t-il revenir dans une salle à jauge réduite, rejoindre des files d’attente interminables, porter un masque, se passer d’entracte ?
453 000 visionnages des récitals de Daniel Barenboim sur medici.tv
« Opéra chez soi », « L’Opéra dans votre salon », « Nightly Met Opera Streams « … Depuis le début de la crise du coronavirus, les grandes institutions ont donné un accès sans précédent à leurs productions grâce au streaming (diffusion en flux continu) tout en espérant que ça ne soit qu’une parenthèse. Mais celle-ci risque d’être longue. Les salles en France et ailleurs en Europe commencent à voir la lumière au bout du tunnel avec des dates de réouverture, mais font face au grand défi de faire venir les spectateurs tout en respectant la distanciation sociale.
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La semaine dernière, la Philharmonie de Paris a montré à quoi peut ressembler un concert à moyen terme (orchestre de Paris et Renaud Capuçon et ses amis) à huis-clos et diffusé en ligne. Au total, 320 000 vues, un chiffre « exceptionnel pour un concert classique sur internet », selon l’institution. Si les captations (enregistrements filmés) ne sont pas chose nouvelle, c’est leur nombre et leur accessibilité en deux mois qui sont inédits. Ainsi, plus de 2,5 millions d’internautes ont visionné dix productions de l’Opéra de Paris. Les sites spécialisés de musique classique diffusée en streaming ont également connu une hausse très significative de leur fréquentation. Medici.tv a ainsi vu son audience croître de 200% . Pour son directeur général Hervé Boissière « l’un des projets les plus marquants du confinement restera les 5 récitals de Daniel Barenboim donnés en direct et à huis clos à Berlin début avril, coproduits par medici.tv, Mezzo et Deutsche Grammophon. On l’a monté en quelques jours et Barenboim fût une fois de plus vraiment précurseur et visionnaire. Ça a été un énorme succès avec plus de 453 000 visionnages de 50 minutes en moyenne dans 149 pays. C’était vraiment incroyable et très émouvant ! ». Medici.tv a également lancé une série inédite de 14 concerts à huis-clos avec la Fondation Singer-Polignac et Renaud Capuçon, retransmis en direct jusqu’à fin juin.
Le Metropolitan Opera a doublé le nombre de ses abonnés VOD
« Il y a des millions de gens qui nous regardent », selon Valery Gergiev, le chef d’orchestre et directeur général du Théâtre Mariinsky de Saint Pétersbourg. « Au lieu de 2 000 spectateurs pour un concert, nous avons eu des centaines de milliers de téléspectateurs », a-t-il déclaré lors d’une conférence en ligne organisée par le festival annuel « Les nuits blanches ». L’English National Ballet (ENB) a vu le nombre de ses « followers » sur Facebook et YouTube bondir de 70 000.
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Sa directrice Tamara Rojo veut « croire que ceux qui n’avaient pas le courage d’aller au théâtre ont vu peut-être leur premier ballet en ligne et qu’un nouveau public émergera » à la réouverture des salles. Le prestigieux Metropolitan Opera de New York (Met), qui va accuser un déficit de 60 millions d’euros et qui a licencié une grande partie de ses employés, a été l’un des rares théâtres pour qui le streaming a été une source de recettes. Il a attiré 19 000 nouveaux donateurs et le nombre des abonnés de son système VOD (streaming et téléchargement) a plus que doublé, passant de 15 000 avant la pandémie à 33 000.
Ce succès digital ne risque-t-il pas de compromettre la fréquentation des salles ?
« Il y aura des gens qui auront peur dans un premier temps », affirme Michel Franck, directeur général des Théâtre des Champs-Élysées. « Mais je ne pense pas qu’ils déserteront les salles au profit de leurs écrans car rien ne remplace le spectacle vivant. Voir un opéra sur votre télévision n’a rien à voir avec le fait de partager les émotions avec une salle ». « La valeur du ‘live’ est devenue plus grande avec cette crise », renchérit Manuel Brug, critique musical au quotidien allemand Die Welt. « Aller au théâtre est l’un des derniers rituels de l’être humain ».
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Pour Peter Gelb, directeur du Met et précurseur des captations d’opéra au cinéma, « si les gens ne reviennent pas au théâtre, le spectacle vivant ne survivra pas. L’écran est une expérience à dimension unique. Sans public, à un moment donné, on n’aura plus rien à filmer ! », affirme-t-il. Dans le quotidien russe Kommersant Vladimir Ourine, directeur du théâtre du Bolchoï (qui vient de mettre fin à ses captations avec 9,5 millions de vues) estime que, s’il y a un risque, c’est surtout pour « ceux qui abusent de ce médium et qui pourraient perdre du public ». Tamara Rojo estime elle que l’expérience va laisser des traces. « Les captations avaient surtout un côté marketing, mais nous investissons pour créer un meilleur contenu digital », dit-elle. Dans l’avenir, « un spectacle peut avoir deux vies, une au théâtre et une autre numérique très différente ». Hervé Boissière de medici.tv reste cependant optimiste : « Regardez le sport, le football en particulier. Plus on en voit à la télévision, plus les stades sont remplis. Mais il est certain que la situation actuelle va amener une modification du répertoire proposé. Plus de musique de chambre, de récitals et une évolution bénéfique du format des concerts ».
Philippe Gault