La Veuve Joyeuse de Franz Lehar, l’heure exquise de l’opérette

La Veuve Joyeuse de Lehár est le fleuron de l’opérette. Elle est créée à Vienne en 1905 avant de conquérir le monde entier, en particulier Paris où est située l’action. La danse occupe une place primordiale dans ce tourbillon de fêtes. À travers les polonaises, mazurka, kolo, valses lentes, galops et cancans, Lehár montre tout son talent de mélodiste et d’orchestrateur. Il dépeint également les sentiments des personnages, à l’image de la célébrissime et sensuelle valse “Heure exquise”, réunissant Missia et Danilo.

Le livret de La Veuve Joyeuse a d’abord été proposé à un autre compositeur

A l’instar de Rusalka de Dvorak, il s’en est fallu de peu pour que La Veuve Joyeuse ne rejoigne la liste des œuvres qui auraient pu être celles d’un autre. Pour les fêtes de fin d’année 1905 le directeur du Theater an der Wien, Wilhem Karczag veut mettre à l’affiche une nouvelle opérette. Il a entre les mains le livret que deux auteurs à succès, Viktor Léon et Léo Stein, viennent de lui proposer. L’histoire est inspirée d’un vaudeville d’Henri Meilhac paru en 1861, L’Attaché d’Ambassade, créé sans succès au Théâtre du Vaudeville à Paris, mais qui en revanche a connu un sort beaucoup favorable à Vienne. Pour écrire la musique, Karczag fait appel à un compositeur de renom Richard Heuberger, auteur en 1898 de l’opérette Der Opernball. Mais Heuberger manque d’inspiration et la partition qu’il rend est rejetée car jugée trop fade. Karczag doit donc partir à la recherche d’un autre compositeur. Or depuis trois ans l’orchestre du Theater an der Wien est dirigé par un jeune chef d’une trentaine d’année, qui est également compositeur. Son nom : Franz Lehár. Il s’est fait remarquer par une valse à succès, Or et Argent. Il a également composé un opéra, Kukuschka, vite oublié. Après cet échec, Lehár s’est essayé à un autre genre, l’opérette avec semble-t-il plus de réussite. Ses deux premiers ouvrages ont même été créés à un mois d’intervalle pour les fêtes de fin d’année en 1902 : Wiener Frauen et Der Ratelbinder. Le premier au Theater an der Wien, et le second dans un établissement concurrent, le Carl Theater. Deux autres opérettes suivront jusqu’à ce jour de 1905 où le Theater and der Wien se tourne vers lui pour lui proposer de mettre en musique le livret de Léon et Stein. Au sein de la prestigieuse institution viennoise, Lehár peut compter sur un soutien de poids, celui du numéro deux de la maison, Emil Steininger. C’est d’ailleurs lui a glissé le nom de Lehár à Karczag, enclenchant, sans le savoir, un processus qui va mener au plus grand succès de l’opérette.

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Selon Lehár, le succès d’une opérette tient autant à son livret qu’à sa musique

En attendant, Franz Lehár travaille avec enthousiasme sur ce livret dans lequel Léon et Stein ont distillé tous les ingrédients propres à ce genre musical qui jusque à présent était dominé par Johan Strauss fils, et qui semblait avoir vécu ses derniers feux. Lehár est d’autant moins insensible à la qualité du livret que pour lui elle est primordiale, comme il s’en est expliqué dans ces quelques phrases : « L’essentiel pour l’opérette, dit-on est un bon texte. Mais qu’est-ce qu’un bon livret d’opérette ? Pour moi : un texte duquel émane un puissant fluide musical, un texte qui, dès la première lecture, provoque une émotion musicale au plus profond de moi-même. Un texte d’opérette a exactement la valeur de la musique que son compositeur en tire. C’est pourquoi j’affirme : il n’y a pas de mauvais textes d’opérette sur de la bonne musique. » Le livret de La Veuve Joyeuse développe une satire du Monténégro, baptisé Pontévédro, et de plusieurs personnes historiques de ce pays des Balkans. L’histoire se déroule à Paris. Hana Glawari est une jeune et riche veuve pontévédrine. Ses vingt millions d’héritage sont indispensables à la survie de son pays en faillite. Mais pour que l’argent reste au Pontévédro, Hanna doit épouser un pontévédrin. Le mari idéal semble tout trouvé en la personne du Comte Danilo Danilowitch, secrétaire de l’ambassade parisienne du Pontévédro. Or Hanna et Danilo ont été amants quelques années plus tôt, au Pontévédro. Après diverses péripéties, et une fastueuse soirée dans l’hôtel particulier d’Hanna où a été recréé le décor de Chez Maxim’s, les deux anciens amants renouent et se marient. Mais le testament stipule que la fortune d’Hanna reviendra à son nouvel époux.

 

C’est un impresario berlinois qui va contribuer au succès mondial de La Veuve Joyeuse

L’enthousiasme de Lehár pendant son travail de composition, est tempéré par ce qui ressemble beaucoup à de la jalousie de la part de Heuberger. Ce dernier n’hésite pas à raconter que son jeune confrère n’entend rien à la valse et à l’opérette. L’avenir viendra démentir cette peu charitable assertion. Pour l’heure, la préoccupation de Lehár est de trouver un titre. La petite histoire veut que l’idée soit venue fortuitement dans le bureau de Steininger. Celui-ci discutait avec Lehár quand un employé entre, et vient solliciter des places en faveur de la veuve d’un conseiller ministériel. Visiblement excédé, Steininger accepte la demande, tout en prévenant que ce sera la dernière fois. Il se serait alors écrié : « Si elle revient, flanquez-moi à la porte cette veuve joyeuse ! ». Lehár aurait alors rétorqué : « Veuve joyeuse ? Mais nous avons notre titre ! ». La date de la première est fixée au 30 décembre 1905. La légende veut que la veille, comme ce fut le cas pour beaucoup d’autres compositeurs, Lehár travaillait encore à la partition. Le compositeur et ses librettistes ont également dû faire face au scepticisme, pour ne pas dire plus, de Wilhem Karczag, qui étonnement ne semble pas croire à cette Veuve Joyeuse. Ainsi a-t-il réduit le nombre de répétitions, et les frais de décors et de costumes. Deux versions circulent sur l’accueil réservé par le public du Theater an der Wien. Selon le compositeur et critique musical belge Gaston Knosp, le succès a été immédiat et La Veuve Joyeuse est restée à l’affiche 300 fois pour la première série. D’autres affirment au contraire que l’accueil a été mitigé et que l’ouvrage de Lehár a été sauvé grâce au flair d’un impresario, Sliniski, venu de Berlin, qui a tout de suite compris le potentiel de l’ouvrage. Il en achète les droits, et le véritable point de départ du phénoménal succès mondial de La Veuve Joyeuse aurait été la première berlinoise, le 1er novembre 1906. L’année suivante elle triomphe à Londres en juin, puis à New-York en octobre. À la fin de cette année 1907, une trentaine de pays à travers le monde ont déjà accueilli La Veuve Joyeuse qui totalise plus de 18 000 représentations.

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Il faudra attendre près de cinq ans pour que La Veuve Joyeuse soit enfin donnée en France

Paris va la découvrir le 28 avril 1909, toujours sous l’impulsion de Sliniski, qui a dû batailler pour imposer l’œuvre. Il s’était entendu dire que l’opérette était morte en France, et qu’un compositeur étranger n’allait très certainement pas ressusciter ce genre, éminemment français. Le directeur du Théâtre Apollo, situé rue de Clichy, Alphonse Franck, prend le risque de monter l’ouvrage. Die Lustige Witze devient La Veuve Joyeuse, dans une adaptation assez fidèle, de deux auteurs parisiens Robert de Flers et Gaston Arman de Caillavet. Le Pontevedro est rebaptisé la Marsovie, contraction de Mazovie, région de Pologne, et de Varsovie. Les principaux personnages changent de nom. Hanna Glawari, est rebaptisée Missia, jeune américaine veuve du banquier Palmieri, un changement de nationalité permettant de justifier l’accent de la créatrice du rôle en France, la soprano britannique Constance Drever qui avait chanté l’œuvre une centaine de fois à Londres. L’ambassadeur, le baron Zeta, devient le baron Popoff, tandis que sa femme Valencienne s’appelle désormais Nadia, Quant à l’attaché d’ambassade, il devient le Prince Danilo, perdant au passage son patronyme, mais progressant dans la hiérarchie nobiliaire La création française est un succès, et La Veuve Joyeuse est jouée 200 fois pour cette première série.

Valse « Heure exquise », duo de l’acte III (Véronique Gens, Ivan Ludlow, Opéra de Lyon en 2006)

 

La Veuve Joyeuse est l’esprit même de la danse

Avec La Veuve Joyeuse, Lehár place la danse au centre de l’œuvre. Elle est l’expression de la fête mais aussi des sentiments. Le compositeur l’a d’ailleurs lui-même souligné : « Dans La Veuve Joyeuse, la danse joue un rôle qu’elle ne s’était jamais vu attribuer jusqu’alors : le couple amoureux danse une valse sans se dire un mot car la danse y remplace les aveux intimes que l’on a coutume de se confier par la langage ». Allusion à la très sensuelle valse que dansent Hanna et Danilo à l’Acte II, et dont le thème sera repris dans le célébrissime duo “Heure exquise” de l’Acte III. La version allemande de ce duo est d’ailleurs extrêmement explicite : “Bei jedem Walzerschritt, tantz auch die Seele mit” – “ Avec chaque pas de valse, l’âme danse également”. Prodigieux mélodiste et orchestrateur, Franz Lehár , mêle les univers de l’Europe de l’Est à ceux de Paris. Il alterne polonaise, mazurka, kolo, valse lente, galop et cancan. La Veuve Joyeuse fait partie de ces ouvrages dont aujourd’hui encore on fredonne des airs devenus immortels : “L’heure exquise” bien sûr, la chanson de Vilya, et le finale “Femme, femme, femme, femme !”. Lehár a fait de La Veuve Joyeuse le fleuron de l’opérette, et une fête permanente, qui aujourd’hui se donne toujours avec autant de succès.

 

Jean-Michel Dhuez

 

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