Le Concerto pour piano « Jeunehomme » de Mozart

Œuvre d’un jeune homme de vingt et un ans, ce concerto au surnom énigma­tique marque le passage de Mozart à un autre langage, infiniment plus personnel. Aux interprètes d’en faire vivre toute l’émotion.

Alors qu’il est aujourd’hui parmi les plus populaire du répertoire mozartien, le Concerto n° 9 en mi bémol majeur K. 271 " Jeune­homme " fut longtemps ignoré par les pianistes, qui lui préféraient les " grandes " œuvres tardives, plus proches sans doute de la sensibilité romantique. Il y avait aussi une autre raison à cette désaffection : dans les années 1950, Clara Haskil régnait, seule, sur le Jeunehomme. Nous restent d’elle une demi-douzaine de témoignages avec des chefs aussi différents que Casals, Markevitch, Schuricht, Sacher ou Ackermann, d’une qualité sono­re malheureusement trop précaire pour prétendre à l’écoute comparative. Même punition pour le premier enregistrement studio historique dû à Walter Gieseking en 1936 (EMI), pour Guiomar Novaes (Vox) ou Wilhelm Kempff (réédition DG), sachant que des mozartiens d’élite tels Casadesus, Fischer, Curzon ou Michelangeli n’ont pas enregistré le concerto et que l’on doit la présence de Richter et Gulda dans la discographie à des " live " anecdotiques. On fera également l’impasse sur l’intégrale Geza Anda (DG), à cause de l’orchestre, et sur les versions Rudolf Serkin : celle de 1956 (Sony, " live ") sonne bien datée, alors que la tentative de 1981 (DG) avec Abbado est un naufrage. Pas de version mono ou historique, donc, dans notre compétition.

Intégrales

Le premier sélectionné pour l’écoute finale est Alfred Brendel. À son ancienne version Van­guard et aux deux versions (trop) tardives avec Mackerras, nous préférons l’éloquence sans âge de l’intégrale Marriner (Philips). Autre intégraliste de référence, Daniel Barenboim (EMI, années 1960, supérieur à l’inutile remake Teldec des années 1990) tiendra-t-il son rang ? Nous le retenons pour l’écoute, à l’instar de l’in­dis­pen­sable Murray Perahia (Sony) qui, comme Barenboim, dirige du clavier l’English Chamber Orchestra. Nous sélectionnons également Andras Schiff et Sándor Végh (Decca), très inci­sifs dans un disque qui reste le point fort de leur belle intégrale, à redécouvrir, et l’apollinien Vladimir Ashkenazy, dans sa première version de 1966 avec Istvan Kertész et le LSO, de préférence à son intégrale avec le Philharmonia (les deux chez Decca). Nous avons éliminé Christian Zacharias, souvent génial dans Mozart mais malheureux ici dans ses deux tentatives : chez EMI, plombé par l’orchestre, puis chez MDG, trop placide. Dommage.
Nous écartons de nombreux autres enregistrements, parmi lesquels ceux d’Andsnes (EMI), Buchbinder (Calig), Uchida (Philips puis Decca), Eschenbach (EMI), Han (Brilliant), Goode (Nonesuch), Hewitt (Hyperion), Jandö (Naxos), Pletnev (Virgin), Hough (EMI), Shelley (Chandos), Jarrett (ECM), Greil­sammer (Sony) ou Larrocha (RCA). Pour créer la surprise, nous misons par contre sur la jeune Maria Joao Pires (Erato, avec Theodor Guschlbauer), dans un disque trop oublié.Reste à évoquer les versions sur instruments anciens. Le pionnier Paul Badura-Skoda a été enregistré trop tard (Arcana, 2005 puis 2011), mais bien d’autres interprètes se sont essayés au pianoforte. Avec des bonheurs divers. Cohen (avec Coin, Naïve), Tan (Virgin), Bilson (avec Gardiner, DG) et Brautigam (avec Willens, Bis) nous sont apparus trop déséquilibrés, voire expérimentaux, Levin (avec Hogwood, Decca) et Viviana Sofronitsky (avec Karolak, Etcetera) trop neutres. Passionnants et complémentaires, Jos van Immerseel (Channel, extrait de l’intégrale) et Andreas Staier (Teldec, 1995) s’ajoutent aux six autres disques sélectionnés pour la finale.

Les huit versions

L’écoute commence mal. Quelle déception, en effet, à l’écoute de Daniel Barenboim et de l’English Chamber Orchestra ! " C’est vieilli ", remarque SF d’entrée de jeu. Et chaque auditeur de critiquer l’ensemble : " orchestre médiocre à l’homogénéité très moyenne des cordes ", " piano routinier " pour ET, " sonorités dures, prise de son acide " selon PV. À l’écoute, " un sentiment de dilettantisme domine ", estime BD. La suite devient dès lors " insupportable " pour SF, qui déteste ces " sonorités d’orchestre atroces " et ce Mozart " qui ressemble à un mauvais Bruckner ". Dans le deuxième mouvement, BD note à nouveau de nombreux " déséquilibres ", un orchestre " mou ", une " faus­se profondeur ", malgré un pianiste " intéressant, et même par moments poétique, jouant à la Fischer " (ET). Pour PV, le rejet est sans appel : " corseté, lourd, laid, et si mal enregistré ". Suivant !
Il s’agit – autre mauvaise surprise de cette confrontation – de la version Immerseel. À nouveau, les auditeurs soulignent un trop grand déséquilibre entre le pianoforte, globalement bien jugé, et un orchestre (Anima Eterna) très critiqué. Essentiellement grâce aux belles couleurs de l’instrument soliste, PV, le plus conciliant, trouve assez probante cette démarche chambriste, " sur le ton de la confiden­ce ". BD, ET et SF beaucoup moins. Les raisons ? " Cela ne chante jamais, les phrasés sont plan-plan et cela reste tout le temps au premier degré " (ET), " c’est scolaire, appliqué, sans cohérence, et au final ennuyeux, un comble dans ce concer­to " (BD). SF est plus expéditif et s’interroge : " Est-ce un concerto ou… du continuo ?
 "Avec des moyens bien différents, un piano moderne et un large effectif traditionnel, Maria Joao Pires et Theodor Guschlbauer cherchent eux aussi à faire " cham­briste ". Le premier mouvement, plus que les autres, emporte l’adhésion. ET apprécie " une certaine distanciation ", de " belles respirations ", BD une pianiste " qui chante, enfin ", SF " la vérité des dialogues, l’esprit de sérénade ", PV " le style, l’écou­te mutuelle ". Mais dès le deu­xième mouvement, cette version atteint ses limites. Pour ET, " c’est tout de même peu consistant, trop pâle ". Selon SF et BD, si le piano " parle ", " l’orchestre manque d’épaisseur " pour convaincre. PV souligne " le sens du mouvement, sans brusquerie, la gravité sans lourdeur " de cette version, mais aussi son " manque d’inspiration, de caractère ", résumant l’avis général.

Schiff : très chic

Un cran au-dessus, la version de Murray Perahia séduit sans totalement emporter les suffrages. Elle est pour PV " bien dirigée, bien construite, bien jouée ". SF met en évidence son refus du pathos, dans un esprit " classi­que ". ET note d’intéressants aspects " opératiques " et BD " la rondeur de son, la beauté des articulations ". Perahia sollicite comme peu le texte, dans un incessant jeu de questions et de réponses, avec beaucoup de nuan­ces, de détails, même si au final les auditeurs auraient aimé une approche moins " atmosphérique ", moins " éthérée " (SF), plus de " contrastes " (PV) et " une véritable ligne directrice " (ET). Il est vrai aussi que la prise de son pose problème : elle est jugée trop réverbérée, avec un piano " impossible à situer dans l’espace " (SF). Bref, cet enregistrement " pousse l’œuvre vers la grande musique symphonique : est-ce son esprit ? " questionne justement PV…
Cette interrogation disparaît à l’écoute d’Andras Schiff et Sándor Végh. Voilà un orchestre " très vivant " (ET), " pugnace, qui ne cède jamais à la brutalité " (PV), par ailleurs " très coloré " (BD), et un piano lové parmi les instru­mentistes, qui dialogue jusqu’à apparaître leur rival. Il " caresse et griffe " (SF), fait entendre " un travail remarquable sur la polyphonie, les articulations et les nuances dynamiques " (PV). Ainsi, on remarque la " tension quasi beethovénienne et l’inspiration " (SF) de l’" Allegro ", le " sens de la ligne " dans l’" Andantino ", " l’humour " du finale, le tout dans " une atmosphère heureuse " (BD). La réserve ? Au fil de l’écoute, le pianiste apparaît un peu en retrait par rapport au chef, qui semble vouloir le pousser, sans toujours y parvenir, au-delà de ses limites. Voici cependant une version très chic, à connaître.
On en arrive au trio de tête, avec trois enregistrements aussi différents que réussis. Vladimir Ashkenazy et Istvan Kertesz sonnent " grand " (ET), imposant " une grande ligne symphonique " (SF), " un esprit apollinien " (BD), " de véritables enjeux interprétatifs " (PV). " Quelle classe ! quelle dignité ! " s’exclame PV, conquis. Il admire " la palette de couleurs " de l’orchestre et du pianiste, leur dialogues, mais aussi leur " réserve mêlée d’intelligence ". " C’est un peu l’état de grâce ", conclut ET. Les seules critiques viennent de SF, qui aimerait un pianiste moins " dans le contrôle ".

Staier : le panache

Changement radical à l’écoute d’Andreas Staier et du Concerto Köln, leur pianoforte et leur petit effectif sur instruments anciens. " C’est la seule version où l’on a l’impression d’entendre la musique d’un jeune compositeur, brillante, contrastée, débordante d’énergie ", remarque ET. PV souligne quant à lui la caractérisation supérieure des thèmes, l’éloquence des contrastes et la beauté des pupitres. " On est au sommet de la réflexion musicale, note-t-il, avec un sentiment de liberté inouï " et, dans le deu­xième mouvement, " une véritable aria d’opéra ". Cette volonté de dépoussiérer la partition va peut-être un peu trop loin dans le finale, pris à 200 à l’heure " dans une mosaïque d’effets " (SF) mais " avec un esprit de fête adéquat " (PV) et " un véritable sens de l’exploit, un panache qui emporte tout " (ET). Seul BD reste extérieur à cette version, trouvant l’ensemble un peu " artificiel ", trop " rhétorique ", bourré " d’intentions " et " cherchant constamment à convaincre " sans toujours y arriver. Staier propose tout sauf la routine, indéniablement !

Brendel : idéal

Sa version est à comparer à celle d’Alfred Brendel et Neville Marriner, en tout opposée. Seule qualité partagée, la prise de son, " excellente, qui donne toute sa saveur à l’interprétation " (ET). Staier pouvait sembler un peu vert, mais ici un adjectif revient plusieurs fois : " gouleyant ". Tant de " beauté ouatée " déstabilise au début PV, qui trouve cela " un peu louche : ça tire vers la galanterie ", estime-t-il. Il se rangera au fil de l’écoute à l’avis des autres auditeurs, pour placer Brendel et Marriner au sommet de la confrontation, admirant notamment " la profondeur du son du pianiste ". SF insiste, lui, sur la relance permanente de l’orchestre, " sans excès, mais impliqué ". Il se dit " bouleversé par tant de finesse, de clarté, d’intelligence ". Dans le deuxième mou­vement, on retiendra la fusion parfaite du piano et des instruments, une pulsation commune, un cœur qui bat. Le finale est jugé enivrant et, en conclusion, voici donc " la version de la première écoute " (SF), vraiment idéale pour découvrir le Concerto " Jeunehomme ".

Le bilan

  1. BRENDEL
    Philips 1977-1978
    Finesse, clarté, intelligence bouleversantes. Piano et orchestre, en osmose permanente, sont comme un unique cœur qui bat : un miracle.
  2. STAIER
    Teldec 1995
    Une version " baroqueuse " qui rend à cette musique toute son énergie. Parfois à la limite de la sortie de route, Staier sort de la routine, c’est sûr !
  3. ASHKENAZY
    Decca 1966
    Ashkenazy et Kertész ferment le trio de tête avec une vision symphonique de grande classe, un esprit apollinien. Un état de grâce permanent.
  4. SCHIFF
    Decca 1988
    Schiff se love carrément au milieu de l’orchestre, tous deux s’engagent dans un dialogue heureux. L’échange pourrait toutefois être plus corsé.
  5. PERAHIA
    Sony 1976
    Perahia séduit, sans emporter tous les suffrages. Il refuse tout pathos, s’en tient à un esprit classique. Est-ce le sens de cette musique ?
  6. PIRES
    Erato 1972
    Soliste et orchestre optent pour un dialogue en douceur. Mais les limites sont vite atteintes, le manque d’inspiration est flagrant.
  7. Immerseel
    Channel Classics 1990-1991
    Échec de l’autre version " baro­queuse " de cette écoute. En cause, l’orchestre, qui ne chante jamais. Un comble ici !
  8. Barenboim
    Emi 1969
    Une grande déception. L’orchestre est au mieux médiocre, souvent affreux, le piano routinier. Bref, rien n’est à sauver.