Thomas Hampson : Un artiste dans son siècle

Immense interprète de Mahler, auquel il consacre son dernier disque et qu'il chantera à paris, le baryton américain défend aussi ardemment la place de l'art dans la société.

Fût-on le plus blasé des critiques musicaux, une rencontre avec Thomas Hampson ne saurait laisser indifférent. C’est que le baryton américain règne sur le paysage lyrique avec une autorité aussi sereine qu’incontestable. Quelques-unes seulement de ses qualités suffiraient à faire une carrière : beauté de la voix, musicalité parfaite, prestige physique. Mais il ajoute à cela un talent dramatique inouï, une curiosité intellectuelle insatiable, un répertoire immense, une réflexion éclairée sur l’art du chant, la musique et la culture. Parce qu’il est trop rare chez nous, il n’est pas certain qu’on ait bien mesuré en France l’étendue de son activité ces dernières années : projet ambitieux autour de la mélodie américaine, prises de rôles marquantes (dernièrement, Scarpia dans Tosca de Puccini et Francesco d’I Masnadieri de Verdi – et Iago de l’Otello de Verdi est à venir), marathon Mahler avec plus de cinquante dates en 2010-2011, lancement d’une Académie du lied à Heidelberg, master classes, sans oublier ses incursions dans le répertoire contemporain (John Adams, Matthias Pintscher), ses incarnations salzbourgeoises et ces récitals d’airs d’opéras ou de cycles de lieder, dont il est vrai, hélas, qu’il réserve quasiment le privilège aux publics germanophones et aux États-Unis. Aussi était-il grand temps d’interroger Thomas Hampson, désormais installé à Zurich, sur ses projets présents et passés et sur son état d’esprit actuel.
Il y a quelques années, vous étiez en quelque sorte le plus grand baryton français : pourquoi vous faire si rare en France ?
Ce sont les hasards des programmations. Il est vrai que j’ai infiniment aimé chanter au Châtelet, au Capitole de Toulouse, mais je crois n’avoir rien signé avec l’Opéra de Paris pour ces prochaines années, et je le regrette un peu. Je m’interroge aussi beaucoup sur ce qui serait aujourd’hui le lieu adéquat pour chanter des lieder à Paris. Il me semble que bien des théâtres se sont spécialisés dans d’autres répertoires et que le public français est plus friand de découvertes dans le domaine baroque que de lied. Cela étant, je reste passionné par le répertoire français, qu’il s’agisse de Fauré, Chausson, Massenet : quand je pense que celui-ci a composé plus de deux cent quatre-vingts mélodies… Quant à Poulenc, je persiste à penser qu’il faut parler le français couramment pour bien le chanter, et je me suis rendu compte qu’il ne suffit pas de dévorer des livres en français pour atteindre ce niveau. Et puis je viens régulièrement à Paris, récemment pour John Adams, prochainement pour Mahler…
En termes de répertoire, vous avez réalisé la prise de rôle remarquée de Scarpia (Tosca) à Zurich, mais vous avez incarné de nouveau Macbeth à Chicago, le très rare Francesco des Masnadieri et bientôt Iago (Otello), toujours à Zurich, après La Traviata, Un bal masqué, Ernani et Simon Boccanegra les années passées. Pourquoi cette faveur accordée à Verdi ?
Verdi est un événement majeur dans la musique occidentale. Il est à mes yeux le compositeur d’opéra le plus proche des émotions humaines. Chez lui, l’enveloppe métaphorique propre à l’opéra se déchire et la musique prend des droits nouveaux. De ce point de vue, Macbeth marque un véritable mouvement tectonique dans l’histoire de la musique. Le rapport entre les mots et la musique change radicalement et l’impact émotionnel de leur alliance également.
L’incarnation dramatique paraît être chez vous une interrogation constante, en particulier chez Verdi. Ainsi, lorsque Posa réclame son épée à Don Carlos dans la scène de l’autodafé, cette injonction semble sortir de nulle part, comme une pulsion.
Oui, c’est le résultat d’une sorte d’instinct moral, c’est le moment où Posa se dit en un éclair : "Mais comment justifier mon attitude si je laisse faire Carlos ?" – et il le désarme. Posa est un personnage sur le fil. Qu’on songe à son dialogue avec Philippe II : si le résultat en avait été différent, c’est le visage de la civilisation qui changeait. Il y a là quelque chose de très mystérieux chez Posa, une ligne de partage étonnante entre zèle ardent et prosélytisme.
Mozart offre-t-il les mêmes possibilités dramatiques ?
Oui, d’une manière différente. Prenez Don Giovanni : on peut se demander si chez lui le meurtre n’est pas une expression suicidaire. Don Giovanni pose une foule de questions de ce genre, et les réponses sont toutes apportées par les plus noirs instincts que nous avons en nous. Don Giovanni est une sorte de Monsieur-Tout-le-monde… En cela, il est comme un chef-d’œuvre incomplet dont chacun comble les vides. Avec Les Noces de Figaro, nous sommes au contraire dans un univers confiné et raffiné, comme un œuf de Fabergé. Et pourtant, prenez le Comte : il ne cesse de se demander "pourquoi ? comment ? où ?" [en deux gestes, Thomas Hampson campe le Comte], il ne comprend rien à ce qui se passe autour de lui. Il n’a pas saisi que désormais la recherche du bonheur va de pair avec la liberté d’aimer. Quand il comprend, il demande pardon, et cette émotion est si inattendue, si subite que… Savez-vous pourquoi maintenant j’ai un peu de mal à chanter le Comte ?
Pourquoi ?
Parce qu’à ce moment, face à ce désarroi soudain, les salles, de plus en plus, rient. Et j’ai du mal avec cette réaction. Même chose dans Cosi fan tutte : dans le finale de l’acte II, Despina et Don Alfonso ont des réactions opposées. Despina n’est pas affectée, mais Don Alfonso se rend compte de ce qu’il a fait : il a compris que l’amour peut bien être absurde et profond, mais surtout qu’à le mettre à l’épreuve, on le brise.
Un rendez-vous manqué : Pelléas…
En effet, quand cela s’est présenté, en 1985 à Lyon, je crois que pour plusieurs raisons je n’étais pas prêt à endosser ce rôle. Pelléas n’est pas un rôle comme les autres. Il s’impose à un certain moment de votre carrière et vous poursuit un certain temps. Si vous laissez passer ce moment, difficile d’y revenir. En revanche, je serais très intéressé par Golaud. Le jour où je me serai décidé à l’aborder, je prendrai ma partition sous le bras, j’irai voir mon ami José Van Dam, j’ouvrirai la partition et je lui dirai : "Voilà, apprends-moi !"
À propos d’enseignement… Aujourd’hui, vous donnez des master classes, vous parrainez l’Académie du lied de Heidelberg, mais on est surtout très frappé par les grands maîtres qui vous ont choisi, vous, alors que vous étiez encore fort jeune. Comment expliquez-vous ce privilège ?
Je me suis trouvé au bon endroit au bon moment, que l’on parle de Leonard Bernstein, d’Elisabeth Schwarzkopf, de Jean-Pierre Ponnelle, de Nikolaus Harnoncourt, mais aussi de James Levine, de Daniel Barenboim, de Peter Gelb… C’étaient et ce sont des géants, et je me suis assis à leurs pieds pour les regarder faire, voilà tout. Ils m’ont admis dans cette proximité. Ponnelle était un musicien hors pair. Ma rencontre avec James Levine pour le Comte des Noces, en 1986 au Met de New York, a été cruciale. Vous savez, les grands maîtres, absolument tous, ont des traits communs. D’abord une insatiable curiosité. Jamais ils n’ont pu étancher leur soif d’apprendre. Ensuite une patience illimitée, un désir sans bornes de prendre soin de l’autre et d’aider les gens à trouver ce qui est au fond d’eux. Et au-delà de ça, même chez ceux qu’on peut appeler des génies, comme Bernstein ou, sous une autre forme, Barenboim, une absence complète de toute méchanceté. Enfin, chez tous, le souci de donner sens : pourquoi suis-je en train de faire cela ? Chez aucun d’entre eux je n’ai trouvé ce cancer de la nouveauté à tout prix, mais plutôt un questionnement jamais assouvi sur la musique et même sur le son. Par exemple, sait-on encore dire aujourd’hui ce qui est "fort" ? Comment retrouver trace du monde de sensibilité qui nous a précédés ? Comment pouvons-nous appréhender réellement ce que c’était qu’aller à l’opéra au xixe siècle ? C’est par exemple toute la quête de Nikolaus Harnoncourt : comment écoutait-on au XVIIIe, au XIXe, au début du XXe siècle ?
Est-ce la manière dont vous concevez vous-même votre mission d’artiste ?
Dans un monde tel que le nôtre, les termes de cette "mission" sont complexes. Nous vivons dans un monde de grande fragmentation du temps individuel et des préoccupations personnelles. C’est le syndrome de la maison qui brûle : que faut-il emporter ? Chacun se démultiplie, et chacun est devenu à soi seul comme un ensemble de marchés, à quoi répond plus ou moins l’offre économique. Dans ce système, il y a pourtant place pour la réflexion : réflexion sur la manière dont on peut donner un sens à ce qui arrive, trouver un dénominateur commun à ce pour quoi les gens font ce qu’ils font. L’acquisition de cette réflexion se fait par l’éducation, ou mieux par ce que la philosophie allemande appelle la Bildung, la formation, la culture. Il ne s’agit pas de revenir sur la capacité des individus à faire plusieurs choses de front, mais de réunir l’esprit du temps (Zeitgeist) et la vision du monde qui en découle (Weltanschauung) dans une grille de lecture unifiée, la Bildung. C’est notre mission, à nous artistes, de faire en sorte que cette unité advienne : en art, cela s’appelle le goût. Et c’est tout le contraire de la conception de l’individu comme objet atomisé soumis au marketing. La question n’est pas de savoir s’il faut absolument aller à l’opéra ou pas. J’aurais tendance à dire : oui, c’est bien de pouvoir y aller. Le problème est plus vaste. Il engage la manière dont l’individu se situe par rapport à son éducation, à son goût, à ses choix. S’il est éclairé, cela me convient parfaitement qu’il n’aille pas à l’opéra ou au concert. S’il ne va pas à l’opéra parce que le préjugé ambiant veut que cela ne lui soit pas destiné, cela ne me convient pas.
Vous êtes connu pour être féru de nouvelles technologies… Ce qui ne vous empêche pas de continuer à cultiver la forme apparemment en crise du disque.
Le disque connaît une révolution. Je ne comprends pas très bien que les artistes ne puissent pas, pour en faire un usage intellectuel et artistique judicieux, récupérer un bien que les maisons de disques n’exploitent plus ou exploitent mal. C’est un énorme gâchis. Dans le disque, comme en pédagogie, on se trompe complètement en donnant la primauté à la question des voies d’accès. Elle est secondaire. Le problème n’est pas celui de l’outil mais de ce qu’on en fait. Nous avons la chance folle de disposer de canaux nouveaux, utilisons-les : c’est pourquoi, personnellement, je n’ai aucun problème à enseigner en utilisant Internet ou toute autre forme de nouvelle technologie.
Vous êtes considéré à juste titre comme le grand chanteur mahlérien de ces décennies, et voici un nouveau disque Mahler consacré au Knaben Wunderhorn, que vous aviez déjà enregistré sous plusieurs formes…
C’est un univers inépuisable. Je reste très frappé par la double vocation qui animait Mahler : écrivain ou compositeur ? De là son intelligence absolue des textes, de là aussi mon désir de scruter sans fin cette œuvre. La façon dont Mahler agence les textes est fascinante. Contrairement à ce qu’on croit, ce n’est pas de simple réécriture qu’il s’agit mais bien d’un art subtil de la recomposition littéraire… Cette fois-ci, nous l’avons enregistré avec les Wiener Virtuosen dans la version de chambre dont Mahler en 1905 avait écrit à Strauss qu’elle avait sa faveur – et je crois que les jeux de timbres qu’on obtient sont en effet très singuliers.
Avez-vous un regret au disque ?
Non. S’il y a des lacunes dans ma discographie actuelle, elles sont volontaires. C’est le cas du Chant du cygne de Schubert. Je me suis longuement interrogé sur ce que l’on peut faire de son caractère composite, partagé entre Heine et Rellstab. Et puis j’ai pour l’instant renoncé, pour une raison très simple : je suis hanté par ce qu’y fait Hans Hotter – comment s’y mesurer ?