Restée dans l’ombre de l’Europe durant tout le XIXe siècle, la musique américaine n’a véritablement commencé à faire entendre sa voix qu’à l’orée du siècle suivant. Entre 1870 et 1920 voient ainsi le jour des compositeurs qui privilégieront une musique à la fois innovante et enracinée dans un riche terreau national : Scott Joplin et ses ragtimes, Charles Ives et ses fanfares chaotiques, George Gershwin et ses rythmes jazzy, Aaron Copland et sa Prairie réinventée, Leonard Bernstein et son Broadway opératique vont côtoyer les pionniers des expérimentations sonores les plus audacieuses, de Henry Cowell à Lou Harrison en passant par Roger Sessions, Elliott Carter, John Cage et Milton Babbitt. À l’écart de ces musiciens contribuant à la grande symphonie de l’Amérique, un homme va occuper une place singulière : Samuel Barber (1910-1981). Ce contemporain de Bernstein, Carter et Copland s’est toute sa vie tenu en marge des courants incarnés par ses trois confrères. À l’époque des grandes proclamations esthético-politiques, tandis que Copland appelait de ses vœux une "musique pour les masses" tirant profit des nouveaux médias – radio, cinéma, télévision -, le credo de Barber, aussi décevant que provocant, tenait en peu de mots : "Je ne cherche pas à composer pour le public, ni pour les musiciens. Pas même pour la postérité. Je compose pour moi."
Né le 9 mars 1910 dans une famille respectée de West Chester, petite ville bourgeoise près de Philadelphie, il a un destin tout tracé : reprendre le cabinet médical de son père. Mais dès sept ans, l’enfant montre une aisance stupéfiante au piano et ne se sépare jamais d’un carnet aux pages noircies de mélodies. À neuf ans, la lettre qu’il écrit à sa mère en dit long : "Chère Maman, je vous écris ce mot pour vous dire le secret qui me tracasse : je ne suis pas né pour être un athlète, je suis né pour être compositeur et c’est ce que je deviendrai un jour, j’en suis certain. Alors, s’il vous plaît, ne m’envoyez plus jouer au football en espérant que je vais oublier cette idée farfelue !" Le garçon peut compter sur le soutien d’une tante maternelle, Louise Homer, cantatrice vedette du Metropolitan Opera de New York, et de son mari Sidney, célèbre compositeur d’art songs. La première interprétera dès 1926 les mélodies de son neveu, le second jouera pour Barber le rôle de mentor artistique. Leur correspondance ininterrompue sur près de trois décennies est traversée par une même idée : l’artiste doit toujours exprimer sa voix la plus intime, sans se soucier des modes ni des clans.
Les dix ans passés par Barber au Curtis Institute of Music de Philadelphie (1924-1934) apportent la confirmation éclatante de son talent. Paradoxalement, dans cette école qui entend donner à l’Amérique des musiciens à sa mesure, le jeune homme se prend de passion pour la culture européenne. Il découvre ainsi Bach, les madrigalistes de la Renaissance et les romantiques allemands. Ses premières compositions (deux sonates : violon et piano [1927], violoncelle et piano [1932] ; Serenade pour quatuor à cordes, 1928) – sont autant d’hommages à Brahms et à Hugo Wolf. Avec Dover Beach (1931), sombre méditation pour voix grave et quatuor à cordes, son style se précise : concision du matériau, lyrisme généreux laissant affleurer, sous la rigueur de l’écriture, une sensibilité d’écorché vif. Ces qualités se retrouvent dans ses compositions orchestrales. La très rossinienne Overture to "The School for Scandal" (1932) s’inspire des comedies of manners anglo-saxonnes et le poème symphonique Music for a Scene from Shelley (1933) révèle une maîtrise parfaite du langage de Debussy et de Sibelius. La relation d’amitié amoureuse à partir de 1929 avec Gian Carlo Menotti, une nouvelle recrue du Curtis Institute, achève de faire du Vieux Continent la patrie d’élection de Barber. Les deux amis voyagent en Italie, en France, en Suisse, en Autriche, en Allemagne. Un séjour de deux ans à l’American Academy de Rome complète ce portrait de l’artiste en "compositeur transatlantique".
À sa sortie du Curtis Institute, Barber est déjà le compositeur américain le plus en vue de sa génération : une émission de radio vient de lui être entièrement consacrée, attirant l’attention d’Arturo Toscanini, sa Symphony in One Movement est programmée au Festival de Salzbourg 1937 (une première pour une œuvre orchestrale américaine). Cette reconnaissance a toutefois son revers. Ainsi, en novembre 1938, au lendemain de la création triomphale de l’Adagio pour cordes – transcription du mouvement lent du Quatuor à cordes commandée au compositeur par Toscanini -, une polémique virulente oppose dans les colonnes du New York Times les tenants d’une musique avant-gardiste aux défenseurs du néoromantisme. Barber observe le débat sans y prendre part, fidèle à son credo : composer pour soi-même et pour soi seul.
Cette attitude explique aussi la méfiance de Barber envers toute musique à vocation idéologique. À l’exception d’un bref chœur évoquant la guerre d’Espagne (A Stopwatch and An Ordnance Map, 1940), d’une Commando March écrite par le caporal Barber en 1943 et d’une fougueuse Symphonie n° 2 "Airborne" dédiée à l’US Air Force (1944), son œuvre se veut farouchement apolitique. À l’actualité brûlante de la Seconde Guerre mondiale, du Vietnam ou de la lutte pour les Droits civiques, Barber préfère une inspiration détachée de toute contingence historique, dont témoignent ces exercices de musique pure que sont les trois Essays pour orchestre (1937, 1940, 1978) et Fadograph of a Yestern Scene (1971). Quand il lui arrive de dépeindre l’Amérique, c’est toujours à travers le filtre proustien d’un temps mélancolique, irrémédiablement perdu : le New York des roaring twenties (Souvenirs pour deux pianos, 1951), le folklore rural (Excursions pour piano, 1942-1944) ou une soirée estivale dans la campagne du Tennessee vue par les yeux d’un enfant (le bouleversant Knoxville, Summer of 1915, 1948).
Pour autant, on aurait tort de se représenter Barber comme un artiste hermétique à l’esprit de son temps. Au sortir de la guerre s’opère dans sa musique une fusion séduisante de procédés d’écriture propres au XXe siècle : une acidité stravinskienne colore les partitions néoclassiques du Capricorn Concerto (1943) et du quintette à vents Summer Music (1955), l’orchestre du ballet Medea (1947) commandé par Martha Graham se désarticule sur une rythmique sauvage, des séries dodécaphoniques étayent la redoutable Sonate pour piano créée par Horowitz en 1950, la voix s’affranchit de toute signature rythmique dans le cycle des Hermit Songs (1953)… Sans marquer de virage esthétique radical, ces gestes compositionnels bousculent le profil néoromantique des œuvres, en rehaussent les singularités. Ainsi, les trois concertos composés entre 1939 et 1962 ont en commun la même splendeur mélodique, que viennent tour à tour dramatiser le finale frénétique et lapidaire du Concerto pour violon, les accents âpres et à la Chostakovitch du Concerto pour violoncelle ou le motorisme percussif du Concerto pour piano.
Sollicité par le directeur du Metropolitan Opera à la fin des années 50, Barber s’attelle à sa première composition lyrique – exercice presque contre nature pour ce musicien pudique, mais défi stimulant pour cet amoureux du chant et de l’Italie. Pour le seconder, il fait appel à son compagnon Menotti, dont le talent dramatique n’est plus à prouver.
Un malentendu
L’auteur du Consul (Prix Pulitzer en 1950) signe pour son ami le livret de Vanessa (1958), opéra doux- amer évoquant Karen Blixen, Schnitzler et Tchekhov. À travers l’histoire d’une femme mûre perdue dans le souvenir d’un amour passé et de sa jeune nièce prête à s’enflammer pour un bel inconnu, Barber et Menotti orchestrent un petit jeu cruel entre rêve et réalité, confusion des sentiments et force de la raison. Ce "chef-d’œuvre américain" (Newsweek), créé le 15 janvier 1958, sera donné l’été suivant au Festival de Salzbourg et décrochera le prix Pulitzer.
Enhardi par ce succès, Barber accepte en 1964 la commande d’un second opéra pour inaugurer le nouveau "Met" au Lincoln Center. Après avoir longtemps cherché son sujet, il s’arrête sur la tragédie de Shakespeare Antony and Cleopatra, une pièce offrant toutes les situations archétypales du grand opéra romantique. Cette fois, c’est le metteur en scène Franco Zeffirelli qui l’assiste dans l’écriture du livret. Mais les divergences de vues entre les deux hommes aboutissent à un spectacle "vulgaire où presque tout, du point de vue artistique, manque son but" (New York Times). Malgré les prestations vocales irréprochables de Leontyne Price et de Justino Díaz dans les rôles-titres, la première d’Antony and Cleopatra le 16 septembre 1966 est un fiasco absolu.
Barber ne s’en relèvera pas. Les quinze dernières années de sa vie sont marquées par la stérilité créatrice, la solitude, l’alcoolisme et la dépression, ainsi que l’amertume face à une époque qui a cessé d’aimer sa musique. Car son œuvre hier acclamée est désormais frappée d’un soupçon, en une décennie où tout ce qui n’est pas absolument moderne est regardé avec méfiance. Grâce à de nouveaux mécènes, quelques rares compositions voient encore le jour dans une indifférence polie. Durant cette période douloureuse naît une seule partition d’envergure : la cantate The Lovers pour baryton, chœur mixte et orchestre, sur des textes érotiques de Pablo Neruda. Dédiée à Valentin Herranz, le jeune assistant du compositeur, elle révèle un Barber à la fois sensuel et stoïque, comme si les poèmes ardents du Chilien lui insufflaient un surcroît de vie. Mais l’illusion est de courte durée : Samuel Barber s’éteint à New York le 23 janvier 1981, emporté par un cancer. "Plus qu’aucun autre compositeur américain, Samuel Barber a été victime d’une incompréhension." Ce constat du chef Leonard Slatkin, l’un des plus fervents avocats du musicien, le dit assez : l’histoire de Barber est l’histoire d’un malentendu. En ce XXIe siècle où la mélodie et la tonalité connaissent un retour en grâce, sommes-nous capables de mieux entendre sa musique ? Les quelque six cents concerts donnés dans le monde pour le centenaire de sa naissance et la nouvelle génération d’interprètes qui défendent son œuvre avec brio le laissent espérer. S’il semble avoir manqué le rendez-vous avec son siècle, Samuel Barber pourrait donc bien se révéler, contre toute attente, un musicien de notre temps.
Samuel Barber : Un compositeur pour notre temps
Radio Classique
Il y a un siècle naissait l'auteur du célèbre "Adagio pour cordes". A l'écart des écoles américaines du XXe siècle, Samuel Barber développa une esthétique néo-romantique originale.