Du baroque au romantisme
De nationalité autrichienne, mais né à Berlin le 6 décembre 1929, Nikolaus Harnoncourt (ou plus exactement Johann Nicolaus Graf (comte) de la Fontaine und d’Harnoncourt-Unverzagt) est originaire d’une famille de vieille noblesse du Luxembourg et de Lorraine. Loin des préoccupations d’une « révolution du baroque », ses années de formation sont des plus classiques : vers dix ans, il étudie le violoncelle et joue de la musique de chambre dans une maison de Styrie (son père est chargé des affaires culturelles de cette province du sud-est de l’Autriche) où résonnent les rythmes de Schubert et de Johann Strauss. Il entre à l’Académie de Musique de Vienne, se perfectionne auprès de Paul Grümmer (membre du légendaire Quatuor Busch, avant de s’intéresser à la renaissance de la viole de gambe) puis d’Emanuel Brabec, soliste du Philharmonique de Vienne. En 1952, il est admis à l’Orchestre Symphonique de Vienne : le chef principal n’est autre que Herbert von Karajan, dont Harnoncourt garde un souvenir inoubliable, même s’il ne partage pas ses options musicales. L’année suivante, il fonde le Concentus Musicus, un ensemble destiné à redonner vie et originalité à la musique baroque, en jouant sur des instruments anciens (d’époque) ou leurs exactes copies. « Chaque époque a le genre d’instruments qui convient le mieux à sa musique » écrit-il (Le Discours musical – Pour une nouvelle conception de la musique, Gallimard, 1984). Et il ajoute : « Nous devons nous efforcer de restituer authentiquement la musique ancienne, non pas pour des raisons d’historicité, mais pour la rendre de manière vivante et respectueuse. » Il est rejoint par d’autres instrumentistes du Symphonique de Vienne, en particulier la violoniste Alice Hoffelner (ancienne élève du très romantique Jacques Thibaud, à Paris), plus connue sous le nom d’Alice Harnoncourt après son mariage.
Une révolution reflétée par le disque
Ses premiers enregistrements, dès 1954, paraissent assez discrètement : Harnoncourt apporte son concours à d’autres musiciens qui partagent ses conceptions, comme le contre-ténor Alfred Deller ou le flûtiste Frans Brüggen, et réalise avec son orchestre des disques thématiques plutôt destinés à des spécialistes (« Musique instrumentale de France, d’Angleterre, d’Allemagne et d’Italie vers 1600 », « Musique à la cour de Maximilien 1er » ou d’étonnantes Fantaisies pour viole de Purcell). Bientôt éclate un coup de tonnerre : sa version énergique et colorée des célébrissimes 6 Concertos Brandebourgeois et des 4 Suites pour orchestre de Bach se démarque foncièrement de toutes les autres interprétations, empreintes de fausses traditions héritées du postromantisme. La révolution de l’interprétation de la musique baroque est en marche ! En 1971, Harnoncourt se lance dans un projet discographique sans égal à l’époque : Bach toujours, car juste après l’enregistrement de ses deux Passions, commence l’intégrale de ses 200 Cantates sacrées, une véritable aventure, réalisée en alternance avec Gustav Leonhardt et effectivement menée à terme au bout de vingt ans. Il effectue également ses débuts à l’opéra avec les trois principaux ouvrages de Monteverdi, qu’il remonte ensuite à Zurich dans une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, et les ré-enregistre en vidéo. Durant ces années 70, Harnoncourt interprète aussi les œuvres lyriques de Rameau, Purcell et surtout Haendel, et sort de l’oubli bon nombre d’autres compositeurs baroques, tels Schmelzer, Biber, Fux ou Zelenka.
Un élargissement permanent
La décennie suivante est marquée par une double ouverture. Harnoncourt élargit son répertoire aux « grands classiques » : Haydn et Mozart, dont il joue les opéras (poursuivant sa collaboration avec Ponnelle) et l’intégrale de la musique sacrée, mais aussi toutes les sérénades et symphonies. C’est précisément à cette occasion qu’il commence, sans renoncer à son propre style, à diriger de grandes institutions orchestrales, comme la vénérable Staatskapelle de Dresde, le Concertgebouw d’Amsterdam ou l’Orchestre de Chambre d’Europe. Il joue en outre avec des pianistes plutôt inattendus, tels Chick Corea, épris de jazz, le fantasque Friedrich Gulda et, après Rudolf Buchbinder ou Pierre-Laurent Aimard, plus prévisibles en sa compagnie, Lang Lang dans deux concertos de Mozart.
Si cette intensification de son travail avec des orchestres symphoniques leur apporte indéniablement une rénovation de leurs propres conceptions, elle n’est pas non plus sans incidence sur le répertoire de Nikolaus Harnoncourt. En fait, dès fin 1984, il étonne ses inconditionnels (surtout passionnés de baroque) en enregistrant à la tête de l’orchestre de ses débuts, le Symphonique de Vienne, des extraits de "Rosamunde" et la Symphonie "Inachevée" de Schubert. Avec le Concertgebouw, vient le tour de compositions de Johann Strauss, d’une intégrale des Symphonies de Schubert et l’inattendue Symphonie n° 3 de Bruckner ! A la tête de l’Orchestre de Chambre d’Europe, tout Beethoven, puis des œuvres de Mendelssohn et de Schumann. En juillet 1992, c’est à la tête de cette formation de chambre, constituée essentiellement de jeunes instrumentistes, qu’il pénètre enfin, en l’inaugurant avec la Missa solemnis, au Festival de Salzbourg, auquel Karajan ne l’avait jamais invité à participer. L’année suivante, la réconciliation (?) posthume avec Karajan se poursuit, puisqu’il dirige pour la première fois, avec une grâce inhabituelle, le Philharmonique de Berlin. Brahms, de ses 4 Symphonies avec les Berliner Philharmoniker jusqu’à son Requiem Allemand avec les Wiener Philharmoniker, en passant par ses concertos, notamment le Double au Concertgebouw d’Amsterdam (Gidon Kremer et Clemens Hagen en solistes) a laissé entrevoir un nouvel élargissement de son répertoire : Dvorak, Verdi (Requiem, Aida), Bartok… Harnoncourt avait gardé un souvenir impérissable d’interprétations de symphonies de Bruckner en tant que violoncelliste au sein du Symphonique de Vienne sous la direction de Karajan, et il a finalement enregistré en tant que chef six de ces symphonies : les n°s 3 à 5, ainsi que les 3 dernières, y compris la reconstitution du finale de sa Symphonie n° 9 ! A propos de Bruckner, Harnoncourt déclarait : « Plus je vieillis, plus le langage de Bruckner me paraît évident. Je m’y sens chez moi, j’y suis comme un poisson dans l’eau. (…) je trouve curieusement que Bruckner jette un pont vers le XXe siècle, plus que n’importe quel compositeur de sa génération. » Pour son concert d’adieu à l’Orchestre Royal du Concertgebouw d’Amsterdam – le 276e depuis 1975 ! – c’est la Symphonie n° 5 de Bruckner que Nikolaus Harnoncourt avait choisie, en ce 25 octobre 2013.
Francis Drésel (directeur des programmes musicaux de Radio Classique)
Nikolaus Harnoncourt
Le 5 décembre dernier, la veille de son 86e anniversaire, Nikolaus Harnoncourt annonçait son retrait de la scène « son état de santé l’oblige(ant) à annuler ses engagements futurs ». Quatre mois plus tard, samedi 5 mars 2016, il « rendait son dernier souffle, paisiblement dans le cercle familial ». Après les disparitions de ses amis de toujours, Gustav Leonhardt (voici quatre ans déjà) et Frans Brüggen (en août 2014) s’éteint avec Harnoncourt la première génération de ces musiciens qui ont radicalement renouvelé l’approche de la musique ancienne et baroque, sur instruments d’époque, avec aussi les effectifs, les techniques de jeu et le diapason d’époque. Mais l’évolution personnelle, non dénuée de paradoxes, de ce « pape des baroqueux », fondateur dès 1953 de « son » Concentus Musicus de Vienne, l’a amené à redécouvrir bien d’autres répertoires, à la tête des plus prestigieux orchestres européens.