Le Mariinsky centre du monde

En quelques jours, Saint-Pétersbourg est devenue la capitale mondiale de la musique. Avec pour prétexte l’inauguration en grande pompe du Mariinsky II. Nous y étions.

L’ambiance fut électrique, sans discontinuer. Avec les 2 000 places du nouveau Mariinsky, venues compléter le théâtre historique de Cavos et le Concert Hall ouvert en 2006, Valery Gergiev offre à ses troupes et son public un instrument de rêve. Assez quelconque de l’extérieur – sauf la nuit lorsque l’onyx des foyers s’embrase -, le Mariinsky II révèle toutes ses qualités une fois qu’on y est assis, c’est l’essentiel. Les bois clairs, les fauteuils azur, l’impression aérienne qui s’en dégage accentuent l’excellence du rapport scène-salle, où l’orchestre sonne avec volupté, prenant même un léger avantage sur les voix dans les balcons supérieurs ; la jauge est néanmoins parfaite pour les opéras de Wagner et Prokofiev qu’on y annonce.
Le gala du 2 mai, concentré du feu d’artifice que Gergiev va déclencher le lendemain et le surlendemain, s’ouvre dans un climat sécuritaire orwellien, devant le président Poutine qui refuse la loge officielle pour siéger au parterre aux côtés de l’icône nationale Maïa Plissetskaïa ; on croise Krzysztof Penderecki, Rodion Chedrine, John Neumeier… Et voici, réglés au cordeau, non un défilé de numéros vocaux, mais vingt tableaux d’un spectacle de toute fluidité à la gloire du Mariinsky : d’abord à son orchestre, pur-sang imparable sous la direction du maître, déployant des ors dignes de ce Boris Godounov qui surgit subrepticement ; un hymne aussi à ses chœurs, à ses écoles, à ses danseurs touchés par la grâce (l’irréelle Ouliana Lopatkina) et à ses grandes voix typées, celles d’hier (Olga Borodina dans " Mon cœur s’ouvre à ta voix ") et de demain (Mikhaïl Petrenko dans Les Bateliers de la Volga). Anna Netrebko paie comptant avec Lady Macbeth, René Pape se joue du " Veau d’or ", Placido Domingo lance un fringant " Winterstürme " de La Walkyrie avant de prendre la baguette pour diriger Netrebko face à quatre Don Giovanni… Le public exulte… et pourtant il n’a encore rien vu.
La salle craque
Le lendemain 3 mai – qu’est-ce donc ? la tension d’une interminable attente ? la fièvre d’une nuit de folie (le patron a fêté son anniversaire jus­qu’au petit matin) ? -, Gergiev verse dans Iolanta une touffeur haletante : Netrebko (photo) se surpasse, main dans la main avec Sergei Semishkur, ténor suave face au roc Alexei Markov, dans une production qui affiche la face moderniste du Mariinsky. Le soir venu, après les Diamonds de Balanchine transcendés par Lopatkina, les aficionados se ruent au Concert Hall. Des dizaines de personnes s’entassent sur les marches, la salle est trop petite, on dirait qu’elle va craquer ! À 23 heures, le public suspend son souffle : Bashmet, Kavakos, Repin, Matsuev enchaînent Mozart, Brahms, Bruch, Rachmaninov.
Mais ça n’est pas assez : Domingo, invité surprise, vient rendre hommage à son ami Gergiev et dirige devant lui l’ouverture de La Force du destin. Puis, tandis que la pendule annonce 1 h 30, Gergiev et l’Or­chestre embrayent sur les Mischievous Folk Ditties de Chedrine : la virtuosité est diabo- lique, ça n’a pas été répété, et c’est d’une perfection insolen­te. " Dommage d’avoir entendu la pièce si tard ", nous glisse Chedrine le lendemain, tout sourire ; quelques jours plus tôt, il a remis la partition de son nouvel opéra, Le Gaucher, qui sera créé ici même fin juin. Le samedi 4, Valery Gergiev revient pour le Boléro de Béjart, laissant le fidèle Noseda galvaniser sa phalange dans la Symphonie en ut de Bizet/Balanchine. Il prend le temps de souffler puis se glisse dans la fosse du vieux Mariinsky pour refermer les festivités, ressuscitant un Nabucco d’un autre âge… Mais qu’importe, c’est là l’ultime cadeau de Domin­go à son complice. Dehors, la Pâques orthodoxe vient tout juste de commencer. Avec elle, un autre symbole de renaissance.