Rien ne me prédisposait à une carrière d’artiste. J’ai grandi dans une famille de la classe moyenne à Sartrouville, en banlieue parisienne, où j’ai fait toutes mes études. J’ai commencé la musique tard, à onze ans. Mes parents n’étaient pas musiciens. C’est au collège, grâce à un professeur de musique charismatique, que je me suis découvert cette passion. Il faisait écrire des chansons aux élèves et j’aimais les chanter. Apparemment avec succès, car il est allé voir mes parents pour leur dire que je devais continuer. Je pense que c’est là qu’est née ma vocation. Enfant, je dessinais et je peignais beaucoup. Mais quand j’ai débuté le violon, jouer est vite devenu une obsession.
Comment votre entourage a-t-il réagi ?
Mes parents possédaient des disques classiques – ma mère aimait beaucoup la Callas, par exemple. Ils ont vite compris ma passion pour la musique. Et m’ont dit simplement : "Passe ton bac d’abord." C’est ce que j’ai fait. J’ai obtenu un bac scientifique et j’ai pu ensuite me lancer. À ce moment-là s’est produit un autre déclic.
Lequel ?
À dix-huit ans, j’ai assisté, un peu par hasard, à un concert de musique baroque dans une église où chantait le contre-ténor Fabrice di Falco. J’ai immédiatement été sous le charme et troublé par le décalage entre le physique du chanteur et sa voix cristalline. Je me suis dit : "Pourquoi pas moi ?" Je m’amusais déjà à chanter, pour rigoler, en utilisant une voix de tête. Évidemment, je ne pensais pas à l’époque en faire un métier.
Pourquoi chanter en voix de tête ?
Cela m’est venu naturellement, sans réfléchir. Peut-être parce que j’apprenais le violon et que je cherchais à reproduire avec ma voix les sonorités aiguës de cet instrument. Je trouvais cela amusant, agréable à mon oreille. Je chantais tout ainsi, les tubes qui passaient à la radio aussi bien que "Casta diva". Ensuite, tout est allé très vite : j’ai suivi un stage à l’abbaye de Royaumont avec le contre-ténor Gérard Lesne, qui m’a tout de suite demandé de chanter avec lui. Lors de ce même stage, le chef Jean-Claude Malgoire m’a lui aussi engagé pour quatre mois. Pour un jeune chanteur encore étudiant, c’était comme un miracle : avant d’avoir achevé mon cursus, j’étais lancé dans le milieu professionnel ! Aujourd’hui, on dit souvent que je suis un "jeune chanteur" ; en un sens, c’est vrai, car je n’ai que trente ans, mais il faut savoir que je chante depuis déjà plus de dix ans…
On vous voit souvent à la télévision. N’avez-vous pas l’impression de verser dans le "people" ?
Certainement pas ! Lorsque je passe à la télévision, même si ça ne m’arrive pas si souvent que ça, je chante toujours du classique. Je n’essaie pas de présenter une autre image de moi, qui serait plus en accord avec les goûts supposés du grand public. J’ai eu ainsi à me "vendre" à côté d’un footballeur. Un peu décalé, quand même, non ? Mais j’aime bien ce genre de confrontations car elles montrent que la musique classique n’est pas un ghetto. Je suis un enfant de la télé, j’aime les jeux vidéo et je me dis que, en allant ainsi défendre Monteverdi sur le petit écran, je vais amener un certain public à le découvrir.
Cela a-t-il affecté votre personnalité ?
D’une manière générale, j’ai changé. Je suis maintenant moins timide, j’assume le fait d’être un artiste, de me produire sur scène. À mes débuts, j’avais tendance à me cacher un peu derrière la musique : je voulais penser que le public venait entendre un répertoire, mais pas moi. Aujourd’hui, je l’accepte. Ça ne me gêne plus qu’on apprécie mon timbre. Mais au fond, je veux faire passer la musique avant toute chose.
Il existe aujourd’hui une centaine de contre-ténors en activité sur la scène internationale, contre une dizaine il y a vingt ans. Pourquoi une telle recrudescence ?
Il y a une demande croissante, qui vient de la multiplication des productions d’opéras baroques un peu partout dans le monde. Ces opéras ont été écrits pour les castrats, ces voix surhumaines qui n’existent plus. Aujourd’hui, il existe deux solutions pour remplacer les castrats : les mezzo-sopranos et les contre-ténors. Mais imiter un castrat n’est pas chose facile !
C’est pourtant ce que vous parvenez à faire. D’ailleurs, comment définiriez-vous un "contre-ténor" ?
C’est un homme qui chante avec une voix de tête. Ce n’est ni un haute-contre, sorte de ténor aigu qui développe une voix de poitrine, ni un falsettiste – ou fausset, comme on dit parfois. Ces expressions horribles sous-entendent que cette voix est feinte, fausse, antinaturelle. Or la voix de contre-ténor n’est pas plus fausse qu’une voix de femme. Si vous entendez Natalie Dessay parler, sa voix n’a rien à voir avec celle qu’elle a en chantant. C’est la même chose pour moi.
Comment travaillez-vous votre voix ?
J’ai le même professeur depuis douze ans, Nicole Fallien. Grâce à elle, j’ai appris à placer ma voix, à donner la bonne couleur aux voyelles. Rien de plus énervant que les chanteurs qui mettent des "a" à toutes les sauces ! Il m’a fallu beaucoup de temps, six ou sept ans, avant de trouver ma voix. Elle est naturellement légère, céleste, diaphane, à l’aise dans les musiques douces chantées piano. J’ai beaucoup travaillé la rondeur, la projection des sons. Un chanteur doit posséder toute une palette d’expressions, pas seulement un seul registre. J’aime beaucoup, désormais, les rôles d’opéra très dramatiques ou les démonstrations virtuoses, qui sont souvent grisantes. C’est pourquoi j’apprécie autant Cecilia Bartoli. C’est une vraie sorcière. Comment fait-elle pour exprimer autant par le chant ? J’aime avant tout les interprètes expressifs.
Sur scène également ?
Oui, bien sûr ! D’ailleurs, savez-vous quelle était la plus grande difficulté à mes débuts ? Apprendre à vraiment dire un texte. Je savais chanter les notes mais pas exprimer les mots. J’allais toujours plus vite pour la musique que pour le texte. Du coup, j’avais tendance à en faire trop, de peur de passer à côté du caractère d’un personnage. Je suis davantage dans l’épure, désormais, moins "premier degré". Je souhaite laisser plus de champ à l’auditeur pour qu’il puisse être libre de découvrir différents aspects de mon interprétation.
Avez-vous le sentiment d’avoir changé ces dernières années ?
Une chose importante a changé : ma carrière s’est développée en dehors de la France depuis deux ou trois ans. Je fais de plus en plus de concerts en Allemagne, aux États-Unis ou au Japon. Sinon, je sens que ma voix a gagné en rondeur et en projection.
Comment cela ?
C’est que mon travail avec mes professeurs porte ses fruits ! Outre Nicole Fallien, je vois un coach, Frédéric Faye, pour une approche "en profondeur" des questions vocales. J’effectue avec lui un travail sur la "résonance" : en soi, pour bien projeter ma voix, et intérieurement, pour vivre mieux avec la musique. Frédéric Faye a inventé une technique passionnante. Pour lui, il existe deux états vibratoires : le "on" et le "off". Dans le "on", chaque note est anticipée et trouve naturellement sa place dans le corps et sort parfaitement de la bouche. Chaque accent, chaque voyelle, chaque mot est ainsi retranscrit de manière idéale. Grâce à cette méthode, je suis parvenu à mieux projeter mon chant.
Pourquoi le répertoire baroque est-il toujours actuel ?
Parce qu’il est là, présent parmi nous. Ce qui change, ce n’est pas Monteverdi, c’est nous. Le public d’aujourd’hui n’a pas du tout en tête les mêmes sons que celui du XVIIe siècle. On s’adapte, on interprète, c’est ainsi que le patrimoine vit.
Comment ne pas trahir ce patrimoine ?
Sait-on vraiment ce que souhaitait Monteverdi ? On a beau faire des progrès dans la connaissance des règles musicales de son époque, on ne le saura jamais. Alors on cherche, on tâtonne. J’ai enregistré une version "jazz" de Monteverdi [Teatro d’amore, chez Virgin Classics – Ndlr] avec Christina Pluhar et l’ensemble Arpeggiata, et ce fut une expérience fascinante. Est-ce la vérité de cette musique ? Personne ne peut répondre. Monteverdi se plaignait beaucoup de l’amateurisme des musiciens qu’il avait à sa disposition. Alors… Il ne faut pas être intégriste, il faut chercher à convaincre l’auditeur et coller à la rhétorique de la musique. Car dans l’art baroque, l’important est d’exprimer des sentiments forts, des personnages de chair et de sang.
Comment mettre en scène pour le public de 2010 des œuvres du XVIIe siècle ?
Il est vrai que certaines préoccupations des livrets de l’époque peuvent nous paraître un peu lointaines. Le réflexe des metteurs en scène est donc de se dire : "Trouvons une résonance actuelle à cette œuvre." Peter Sellars, en appliquant ce principe, a transposé les opéras de Mozart dans le New York d’aujourd’hui – Les Noces de Figaro dans la Trump Tower et Don Giovanni à Harlem -, et c’était formidable. Mais cela ne peut pas fonctionner systématiquement. C’est même devenu une facilité. Alors pourquoi ne pas chercher, au contraire, à retrouver la magie originelle des œuvres baroques ? Elles sont loin de nous ? Une pastorale est un peu ridicule à l’heure actuelle ? Tant mieux ! Ce décalage peut produire du sens. Monter l’œuvre telle quelle, avec des moyens d’aujourd’hui, est peut-être la meilleure façon de la laisser parler à notre sensibilité.
Pourquoi les opéras baroques sont-ils à ce point populaires, depuis quelque temps ?
Une partie non négligeable du public d’opéra a certainement peur de la musique contemporaine, qui lui semble opaque. On cherche donc la nouveauté ailleurs, dans le passé. Autre raison, à mon sens : cette musique baroque, qui était rapidement écrite et vite consommée, sans idée de postérité, correspond au style d’aujourd’hui. Vivaldi aimait plaire, c’est certain ; chaque note de lui l’atteste. On cherche une émotion immédiate ? Vivaldi et Haendel procurent ce plaisir dans toutes leurs œuvres. Leur charme opère immédiatement.
Quel est le secret de votre technique ?
Pour un contre-ténor, toute la difficulté consiste à passer de l’aigu aux graves et des graves aux aigus. C’est tout un art, parfaitement maîtrisé par Gérard Lesne, par exemple. Je procède autrement : j’étends au maximum vers le grave ma voix de tête et au maximum vers l’aigu ma voix de poitrine. Je cherche aussi à ce que ma voix s’épanouisse dans tout mon corps. À mes débuts, je chantais avec ma tête ; dorénavant, tout mon corps participe, comme je vous l’ai expliqué. C’est la seule méthode valable, je crois, si l’on veut durer.
Avez-vous peur de perdre votre voix ?
Il faut effectivement faire attention. Je suis beaucoup plus sensible, désormais, à ne pas changer de programme tous les trois jours. Je privilégie les séries ; on évite ainsi la fatigue, ce qui est essentiel.
Comment vous voyez-vous dans dix ans ?
Ce que je peux prévoir, ce sont des changements substantiels. Vais-je garder mes aigus ? Ma voix va-t-elle plus tirer vers le grave ? Comment savoir ce que l’on pourra faire, ce que l’on aimera chanter dans quatre ans ? Je suis encore jeune et ma voix change tous les mois, je m’en rends compte. Je suis encore dans une phase active d’apprentissage ; je prends toujours des cours, chaque semaine, et la fréquentation d’autres artistes modifie souvent ma façon d’appréhender un rôle. C’est le changement perpétuel ! Dans dix ans ? Je crois que je monterai plus de projets personnels. J’ai déjà mon ensemble instrumental, j’adore rechercher des manuscrits oubliés en bibliothèque et les faire jouer. Il est évident qu’à l’avenir, ces activités vont prendre de l’importance.
Que peut nous apporter la musique classique ?
La musique classique, c’est d’abord de la musique. Dans le rock ou la variété, il y a aussi l’image, l’apparence, le look, bref, il y a un côté "physique" qui est absent de la musique classique. Le classique est certainement aussi plus complexe, ce qui ne veut pas dire forcément qu’il est plus difficile à écouter, mais cela demande un effort. Or on vit dans une société qui valorise la vitesse, la performance, mais non pas l’effort, justement. La récompense qu’apporte la musique classique est immense. Elle offre une véritable nourriture spirituelle, des moments qui peuvent changer la vie, qui nous amènent à grandir, à devenir meilleur.
Pouvez-vous préciser ?
Grâce à la musique classique, j’ai découvert des sentiments qui m’étaient jusqu’alors inconnus. Une certaine profondeur, comme dans l’ineffable Quintette de Schubert, qui sonne tel un adieu au monde, nostalgique et pudique, à la fois désespéré et rempli d’espoir. Ce genre de vision aide à mieux comprendre la condition humaine. Comme beaucoup d’artistes, je suis obsédé par ma propre mort. Je n’arrive pas à l’admettre. La musique classique m’aide à l’envisager, à y réfléchir, à trouver des réponses à cette angoisse. Chanter, ce n’est pas seulement mon métier, c’est aussi mon refuge.
« Je ne me cache plus derrière la musique »
Radio Classique
"Classica" poursuit une tradition qui lui est chère : inviter un musicien et le laisser choisir les sujets du magazine. Ce mois-ci, c'est le contre-ténor Philippe Jaroussky, la star du chant baroque, qui s'est prêté au jeu.