HÉROÏQUE !

Dans ce dernier disque, ultime visite à Beethoven, Harnoncourt se montre plus déterminé et radical que jamais.

La maladie a donc décidé que ce premier volume d’une nouvelle intégrale resterait le dernier enregistrement de Nikolaus Harnoncourt. En mai 2015, à quatre-vingt-cinq ans, le chef d’orchestre osait enfin confier à son Concentus Musicus et ses instruments anciens les symphonies de Beethoven longtemps considérées inaccessibles. Fidelio à Vienne 2013 et la Missa Solemnis à Graz, l’année suivante, avaient amorcé le rapprochement. Un quart de siècle après une intégrale mémorable, réalisée avec l’Orchestre de chambre d’Europe (Teldec, 1990 et 1991), les enjeux, le ton et le tempo n’ont pas fondamentalement changé. Le discours semble pourtant plus radical et impérieux, marqué par les accents rudes du Concentus Musicus et secoué des nombreux trous d’air que l’orchestre semble affronter. Paradoxalement les fragilités manifestes de l’ensemble (justesse aléatoire des bois, accords flottants, aridité de la texture sonore) participent à la force de l’expression. Harnoncourt le sculpteur sur bois a nettoyé toute trace de polychromie et creusé au ciseau un relief qui aura rarement révélé autant d’aspérités, soigneusement éclairées par la prise de son. Le couplage des deux symphonies ne doit évidemment rien au hasard et se lit, puis s’entend, comme un manifeste. Harnoncourt oublie la répartition conventionnelle entre les numéros pairs, souriants et récréatifs, et les impairs, tragiques et sérieux. Aussi le climat d’attente inquiète de l’Adagio de la Symphonie n° 4 (on admire déjà la variété des accents, des longueurs d’archet et des nuances) trouve-t-il sa résolution dans un Allegro vivace non pas joyeux et trépidant mais furibond et conquérant, qui avance sabre au clair, trompettes à découvert et timbales en renfort. Le rééquilibrage des pupitres en faveur des instruments à vent, trop souvent maintenus au second rang, apporte ainsi une lisibilité nouvelle et étire les ombres. Le merveilleux Adagio qui suit n’échappera pas à cette mise à nu sans pourtant perdre son pouvoir de séduction. Mais la nymphe cède la place à une amazone dont il faudra sans doute de méfier. Comparée à la précédente version, la Symphonie n° 5 se montre plus déterminée, plus rugueuse, comme impatiente d’aller en découdre. À nouveau, le son, plus que le phrasé, ou le tempo, peut l’expliquer : granuleux et brut comme une matière non raffinée, distribué par des attaques franches, il se fait l’avocat d’un Beethoven furibond, indifférent au mauvais pli de son habit, prêt à tenir tête au monde entier. Mais, au fur et à mesure que la symphonie avance, le geste se fait plus sauvage, imprévisible (dans le Scherzo, le fugato des cordes graves qui fait office de trio, en ut majeur, mes. 141 à 1’38, bouscule le métronome), quasi spasmodique, avant l’explosion finale que Harnoncourt qualifie de " grande victoire ". Elle se conquiert au prix d’une bataille sans merci, ponctuée des appels des cuivres inquiétants comme les chaudrons de l’enfer, du sifflet belliqueux du flageolet et des grondements du contrebasson, menée par un Harnoncourt halluciné qui rappelle étrangement le Furtwängler des années de guerre. Quitter la scène le poing en l’air et les yeux bravant le ciel : peut-on imaginer attitude plus beethovénienne ?