Lorsque Berlioz disparut, à l’âge de soixante-six ans, en 1869, il était quasi ment oublié. Malade, amer, stérile – il ne composait plus depuis longtemps, abattu par des soucis privés, dont la mort de son fils unique, et deux veuvages (d’épouses insupportables, il est vrai !) -, il était victime de la frivolité de la société du Second Empire mais aussi, avouons le, de l’exigence absolue de son caractère. Comme le soulignait Saint-Saëns, " Berlioz a été malheureux par suite de son ingéniosité à se faire souffrir lui-même, à chercher l’impossible et à le vouloir malgré tout ". (Portraits et souvenirs). Pourtant, on aurait tort de voir en lui un artiste maudit, et c’est le premier aspect de ce paradoxe. À vingt-sept ans, encore peu connu, il obtient que l’Orchestre de la Société des concerts du Conservatoire, le meilleur orchestre français, crée, dans la grande salle du Conservatoire, sa Symphonie fantastique, conception d’une originalité folle à tous points de vue ; la même année, cet extravagant inventeur obtient le Prix de Rome, censé récompenser les compositeurs les plus consensuellement académiques ; il a trente-quatre ans lorsque le ministre de l’Intérieur lui commande une Grande Messe des morts en mémoire aux soldats tombés lors de la prise de Constantine. Plus tard, il est élu à l’Institut, élevé au grade d’officier de la Légion d’Honneur… Si la société musicale française se défia souvent de son vigoureux caractère, il fut fort bien accueilli en Angleterre, en Allemagne et en Russie. Cependant, on le jouait peu car sa musique se situait trop en dehors de la routine nationale.
Autodidacte
Fils d’un aimable médecin de La Côte-Saint-André (Isère), cet autodidacte était " monté " à Paris pour ses études de médecine et avait pris des cours de musique auprès de Jean-François Le Sueur, l’auteur de la Marche du Sacre de Napoléon Ier, et surtout d’Antonin Reicha. Lorsqu’il s’inscrivit au Conservatoire, il avait déjà à son actif une Messe solennelle, créée en 1825 en l’église Saint-Roch, que l’on crut longtemps perdue et qui refit surface en 1993.
Au cours des années suivantes, tout en poursuivant sa formation, tour à tour soutenu et puni par son père qui lui coupe les vivres avant de les lui rendre, il se passionne pour Beethoven, Gluck, Weber et Spontini – qui demeureront ses références -, se lance dans des projets inaboutis, l’opéra Les Francs-Juges, Huit Scènes de Faust, compose, faute d’opéra, une ouverture (Waverley) et se présente au concours de l’Institut en vue d’obtenir le Prix de Rome. Il écrit quatre cantates : La Mort d’Orphée, Herminie, qui lui vaut le second Prix, Cléopâtre et Sardanapale, qui remporte le Premier Prix et l’envoie à la Villa Médicis, ce qui montre que le jury, dont il contestait la composition, n’était pas fermé aux talents originaux. En effet, ce qui, dès cette époque, caractérise la musique de Berlioz, c’est son aspect vivant, loin de tout artifice de composition, qui transparaît par exemple dans ses nombreuses mélodies dont le recueil avec orchestre Les Nuits d’été, où il ne recule pas devant le ton " fleur bleue " des textes de Gautier. On retrouve ce naturel débridé et sincère dans son énorme oeuvre littéraire – il fut, dès 1835, critique musical de Journal des Débats, consacra de nombreux feuilletons à la musique (Les Soirées de l’Orchestre, À travers chants…) et rédigea de savoureux Mémoires dont l’humour n’est pas la moindre qualité. Les émotions étaient chez lui à fleur de peau et la création procédait d’un irrésistible mouvement de l’âme. Ce passage du bouillonnement intérieur à la réalisation pratique d’une oeuvre de concert ou d’un opéra lui causera bien des déboires mais cet élan est le fondement de sa musique. Pour cette raison, la seule lecture d’une partition, à plus forte raison d’une réduction pour piano, ne donne qu’une faible idée de son génie. Saint-Saëns s’en étonnait " Celui qui lit ses partitions sans les avoir entendues ne peut s’en faire aucune idée ; les instruments paraissent disposés en dépit du sens commun ; il semblerait, pour employer l’argot du métier, que cela ne dût pas sonner ; et cela sonne merveilleusement. "
C’est que Berlioz ne conçoit jamais la structure de son oeuvre ni l’instrumentation selon des critères académiques mais selon l’effet dramatique ou pittoresque. Bref, il ne compose pas pour le papier mais pour l’oreille et le coeur. Pourtant, par un autre paradoxe berliozien, cet ultra-romantique était à sa manière un classique. Certes, il croyait au progrès en art, se montrait très sévère à l’égard de la musique que nous qualifions aujourd’hui de baroque (son analyse de Castor et Pollux, de Rameau, est un modèle d’incompréhension) mais admirait Gluck et la noblesse de sa déclamation tragique. Il est évident que Les Troyens doivent beaucoup à l’auteur d’Alceste et d’Orphée. Et s’il s’opposa à Wagner et à la Musique de l’avenir, ce ne fut pas seulement par jalousie mais aussi parce que l’art sensuel de Tannhäuser et de Tristan contrevenait à l’idéal de clarté classique et méditerranéenne qu’il poursuivait dans Benvenuto Cellini ou Les Troyens. Il s’inscrit dans une tradition où l’on retrouverait à la fois des peintres comme David ou Ingres, et des musiciens comme Spontini ou même Cherubini, qu’il n’aimait pas (l’autre le lui rendait bien) mais qui a influencé sa musique religieuse, la Grande Messe des morts comme le Te Deum.
L’"Idée fixe" en mouvement
Le bouillant Hector, comme on l’a vu, ne pouvait se contenter des formes en cours qui ne correspondaient plus à ce qu’il ressentait. Il sut inventer pour chaque oeuvre sa forme propre. La Symphonie fantastique est une sorte de poème symphonique en cinq parties dont chacune serait elle-même un poème indépendant, relié aux autres par une mélodie conductrice, l’" Idée fixe " qui se transforme au gré de la narration. Il est dommage que l’on donne trop rarement la suite, Lélio ou le retour à la vie, drame avec récitant où se succèdent dans le plus apparent désordre une ballade, un choeur d’ombres, une chanson de brigands et une grande fantaisie sur La Tempête de Shakespeare, pour piano, choeur et orchestre. Absurde bric-à-brac romantique ? Pas du tout. L’ensemble des Épisodes de la vie d’un artiste (la Symphonie et Lélio) constitue une forme totalement nouvelle, à la réalisation difficile dans un concert " normal " mais qui brise les moules formels courants. Harold en Italie (1832) est également une forme étrange qui brise la frontière entre le concerto, le poème symphonique et la symphonie. Ici, l’alto solo est un personnage, chaque mouvement un épisode de la vie d’Harold. L’alto dialogue avec l’orchestre mais ne joue pas le rôle brillant et parfois futile d’un instrument concertant – pour cette raison, Paganini préféra ne pas jouer une oeuvre qui ne l’aurait pas mis en valeur comme il le souhaitait. Romeo et Juliette (1839) " symphonie dramatique en sept parties ", tient à la fois de la symphonie, de la suite de poèmes symphoniques, de l’opéra et de l’oratorio. Enfin, la Symphonie funèbre et triomphale, composée pour le dixième anniversaire de la Révolution de 1830 et l’inauguration de la Colonne de Juillet, a été conçue comme une musique spatiale, destinée à être jouée en cortège par un orchestre d’harmonie. Cette innovation constante touche aussi ses opéras. Benvenuto Cellini (1838), qui échoua au bout de deux soirées, dérouta par son caractère hybride, entre opéra-comique et grand opéra historique. Surtout, l’importance des scènes chorales, dont le fameux Carnaval romain, nécessitait une mise en scène hors norme par sa vivacité et ses mouvements de foule. Cet aspect scénique fut parmi d’autres la cause des difficultés qu’eut Berlioz à faire jouer Les Troyens. L’Opéra refusa l’ouvrage qui fut partiellement créé au Théâtre lyrique (les actes III à V seulement, sous le titre Les Troyens à Carthage), en 1863. Les actes et II ne furent montés que vingt ans après sa mort et, à l’Opéra, on ne donna le tout, pourtant pas plus long qu’un opéra de Meyerbeer ou Wagner, qu’en 1921. Béatrice et Benedict, commandé par le Casino de Bade, ne correspondait pas non plus à ce que le " grand public " attendait d’un opéra- comique, avec sa vivacité shakespearienne. Quant à la Damnation de Faust, qui fit un énorme four lors de sa création en 1846, ce n’est pas un opéra mais une " légende dramatique " de concert à la narration éclatée.
Agnostique inspiré
Il peut sembler étrange que cet agnostique ait réservé une part de son inspiration à la musique religieuse. Certes la Grande Messe des morts et le Te Deum sont des commandes officielles dans lesquelles la fantaisie personnelle trouve moins à s’investir que dans la symphonie ou l’opéra. Faute de foi, Berlioz a cependant mis dans ces oeuvres son imagination théâtrale et son sentiment de la mort qui touche chaque homme, croyant ou pas. On cite toujours l’impressionnant Dies irae de la Messe des morts avec ses quatre fanfares se répondant aux quatre coins de l’espace. Mais l’oeuvre est dans l’ensemble méditative et d’une gravité toute néoclassique. On retrouve cette dualité du grand effet et de l’intériorité dans le Te Deum, commandé pour l’Exposition universelle de 1855. À côté de ces impressionnants massifs, L’Enfance du Christ s’inscrit dans la longue tradition française de l’oratorio sacré, avec quelques passages proches de l’opéra dans la première partie (Le Songe d’Herode) et une grande tendresse dans les deux suivantes (La Fuite en Egypte et L’arrivee Saes), pastels musicaux d’une grande économie de moyens à laquelle Berlioz ne nous avait pas habitués.
Berlioz ne fut pas prophète en son pays (il y a quelques années, un collectif proposa sa candidature au Panthéon, mais il fut recalé pour quelques propos amers sur les agitateurs républicains, en 1848 !) Après sa mort, on l’oublia. Lorsqu’on le redécouvrit, l’esthétique dominante de la musique française avait évolué vers un raffinement un peu byzantin et on le trouva vulgaire (Debussy lui décocha cette vacherie : " Berlioz est le musicien favori des gens qui ne savent pas très bien la musique "). Messiaen, qui le vénérait, notait que Berlioz et lui-même étaient des " Français des montagnes ", mal à l’aise dans la société musicale parisienne. Ainsi, en l’écoutant, on pense aux propos du Doctor Marianus dans le second Faust : " Ici, la vue est dégagée et l’esprit élevé. "
Hector Berlioz : LES PARADOXES DE L’ARTISTE MAUDIT
Radio Classique
L'image du créateur de la "Symphonie fantastique", oeuvre d'un homme jeune au talent éclatant, semble avoir finalement effacé celle du compositeur mal aimé. Son répertoire, un temps entre ombres et lumière, est devenu universel.