Hans Werner Henze naît en 1926 à Gütersloh (en Westphalie), l’année de publication de Mein Kampf. Huit ans plus tard, l’école de Bielefeld dans laquelle enseigne son père, Franz Henze, ferme ses portes : les cours modernes et progressistes qu’on y dispense ne plaisent guère aux autorités nazies. La famille se voit contrainte de bouger à Dünne, où Hans Werner, l’aîné des six enfants, est placé dans un établissement conforme aux dogmes du parti. Enrôlé à treize ans dans les jeunesses hitlériennes, sous la férule d’un père désormais acquis à la cause nationale-socialiste (le portrait du Führer trône dans les chambres), Hans Werner parvient toutefois à assouvir sa passion pour la musique dans le giron maternel. Il commence à composer à la suite d’une représentation du Vin herbé de Frank Martin.
Les années de guerre sont aussi celles de l’apprentissage et des progrès fulgurants, la pratique de la musique au sein de groupes amateurs et la composition de pièces de musique de chambre se nourrissant l’une l’autre. À l’issue du conflit, il parvient à intégrer l’Institut de l’Église évangélique d’Heidelberg où il suit l’enseignement de Wolfgang Fortner. Ses premières oeuvres accusent l’influence de Stravinsky, Hindemith et Bartok. Les cours d’été dispensés par René Leibowitz à Darmstadt l’initient également à la technique dodécaphonique. Les Variations op. 13 pour piano en portent la marque, mais autrement plus personnels sont ses premiers ballets (Rosa Silber) et surtout sa magnifique Symphonie n° 3 (1950), composée au moment de sa nomination en tant que directeur musical du Théâtre de la Hesse à Wiesbaden. Le ballet, et bien entendu l’opéra, vont couvrir un pan essentiel de sa production : il demeure l’un des rares – avec Britten et Menotti – à perpétuer après la mort de Strauss la tradition de ce genre honni par l’avant-garde qui lui préfère les termes d’" actions scéniques " et autres expédients.
Le choix du lyrisme
Le premier d’entre eux, Boulevard Solitude (1952), d’après la célèbre histoire de Manon Lescaut, reste l’une de ses grandes réussites. Avivé par son amitié avec le compositeur Paul Dessau, son récent engagement en faveur du marxisme le fait opter pour une symbolique explicite : les amoureux sont dodécaphoniques mais la bourgeoisie est tonale. En 1953, Henze se rend pour la première fois en Italie et reçoit un choc devant la beauté des oeuvres d’art et la suavité des mélodies belcantistes (lui qui a en horreur les lignes vocales en dents de scie cultivées par les post-weberniens). Un éveil à la sensualité, qu’on imagine voisin de celui de Karol Szymanowski en Sicile. Il y noue quelques amitiés fécondes avec des artistes d’une grande stature, tels William Walton, Dietrich Fischer-Dieskau, le chorégraphe Frederick Ashton, Luchino Visconti, le poète W. H. Auden.
La création, en 1958, à Donaueschingen, de ses Nach stücke und Arien, sur des poèmes de son amie Ingeborg Bachmann, scelle le divorce avec ses condisciples : Boulez, Nono et Stockhausen quittent ostensiblement la salle après les premières mesures en signe de désapprobation face au lyrisme d’une écriture en contradiction avec le pointillisme alors à la mode. Mais les méthodes n’ont que l’importance qu’on leur donne et Henze a compris, en tant que créateur précoce, tout le parti structurel qu’il pouvait tirer du sérialisme sans y voir pour autant, contrairement à l’injonction boulézienne, la seule ligne d’horizon assignable.
Au reste, la rupture est moins consommée avec le sérialisme en tant que tel – il continuera à le pratiquer avec sa souplesse coutumière – qu’avec la doxa omniprésente à Darmstadt et à Donaueschingen. Un brin revanchard, Henze notera dans son autobiographie que les Nachstücke furent données trois ans plus tard par Karl Böhm et le Philharmonique de Berlin. Cette faveur des grands interprètes va le plonger dans d’insolubles contradictions au moment du durcissement de sa ligne politique.
Mais, en cette année 1961, l’heure des grands départs a sonné : fuyant les diktats esthétiques, le climat homophobe et ce qui le rattache à la " culpabilité allemande ", c’est tout naturellement en Italie qu’il élit domicile, à Marino, dans la région de Rome. Il y restera jusqu’à sa mort.
Le climat réussit à sa muse et Henze ne tarde pas à se mettre au travail. Chester Kallman et W. H. Auden, auréolés de la gloire obtenue par The Rake’s Progress, mis en musique par Stravinsky, acceptent de signer le livret de sa prochaine oeuvre lyrique, la quatrième après Boulevard Solitude, Le Roi cerf et Le Prince de Hombourg : Élégie pour de jeunes amants (1961). Fischer-Dieskau y excelle dans le rôle du cynique poète Mittenhofer, lequel provoque indirectement la mort de deux jeunes amoureux, ce qui lui permet ainsi de mettre un terme à l’ouvrage qu’il avait en chantier. Écrite pour orchestre de chambre, la partition accuse la même souveraineté d’instrumentation que celle du Tour d’écrou de Britten.
Du Stravinsky néoclassique
Peu après, Léonard Bernstein créé la motorique Symphonie n° 5 à New York tandis qu’Herbert von Karajan donne la première d’Antifone. Quoi de plus naturel, quand on ose avouer une inclination toute particulière pour le Stravinsky néoclassique d’Orpheus, que de chercher soi-même à s’approprier un certain héritage musical ?Ses deux opéras suivants, créés par Christoph von Dohnanyi, ressortissent à cette démarche : Le Jeune lord (1965) et Les Bassarides (1966). Le premier (sur un livret de la fidèle Ingeborg Bachmann) renoue brillamment avec la veine de l’opéra-bouffe ; le second (nouveau fruit de la collaboration avec le couple Kallman-Auden), dont la création au Festival de Salzbourg connaît un retentissement considérable, s’inscrit dans la lignée du grand opéra wagnérien sur fond de tragédie grecque. À l’audience grandissante rencontrée par ses oeuvres lyriques, des événements extra-musicaux vont apporter une brutale inflexion. Mai 1968, la guerre du Vietnam et la crise de Cuba décident Henze à mettre en pratique ses convictions prorévolutionnaires. Une collision avec l’establishment devient inévitable. Le scandale éclate à Hambourg le soir du 9 décembre 1968, à la première de son " oratorio populaire et militaire " : Le Radeau de la Méduse, écrit à la mémoire de Che Guevara. Des militants d’extrême gauche étalent un drapeau rouge sur la scène et érigent un poster de l’Argentin, provoquant une réaction hostile d’une partie du choeur… ainsi que l’annulation du concert. Il est regrettable que ces événements aient occulté les qualités d’une partition fascinante qui atteste de la maîtrise des grandes masses orchestrales et chorales à laquelle il était alors parvenu.
Rien de plus inégal, en revanche, que la production de la nouvelle décade, où le pire côtoie le meilleur, notamment El Cimarron (1970), qui narre la vie d’un esclave cubain en flirtant avec le théâtre musical, et surtout le cycle de chansons Voices (1973), composé dans la plus pure tradition Brecht-Dessau, peut-être son plus grand chef-d’oeuvre. Si les posters du Che commencent à tapisser les chambres des adolescent(e)s, la révolution, elle, n’a pas eu lieu, et les intellectuels qui saluaient en Fidel l’homme providentiel déchantent vite face à la dictature de Castro. C’est désormais par l’entremise du Festival de Montepulciano, créé à son initiative en 1976, que Henze fera " passer un message ", de manière moins belliqueuse, en mettant à contribution le public amateur de ce petit village toscan. Il en naîtra notamment l’opéra pour enfants Pollicino (1980).
Un rayonnement international
Le temps de l’introspection est-il venu? Quelques oeuvres majeures jalonnant les dernières décennies inclinent à croire que les démons du passé s’invitent à sa table de travail : la Symphonie n° 7 (1984), commande du Philharmonique de Berlin, se veut " une symphonie allemande " ; le Rex tremendae de son Requiem (1993; " humaniste et non religieux ") cite ironiquement la Marche de Badenweiler, fort goûtée d’Hitler ; la Symphonie n° 9 (1997), (forcément) avec choeur, d’après le roman La Septième Croix d’Anna Seghers, " a pour sujet la patrie allemande ". Henze est bien redevenu le " grand compositeur " officiel vers lequel affluent les commandes (L’Upupa, Salzbourg, 2003). Il compose beaucoup (trop ?), dans tous les genres, avec un artisanat irrépréhensible, même si sa pâte orchestrale a tendance à s’épaissir avec les années. Il n’est, au pire (Phaedra, 2007), que son propre épigone, ce que d’aucuns pourraient lui envier. La jeune génération de chefs (Rattle, Metzmacher, Saraste, Knussen, Stenz…) prend le relais des anciens en donnant un rayonnement international à sa musique. Hans Werner Henze et Fausto Moroni (mort en 2007), son compagnon originaire de Calabre, coulent des jours heureux dans leur maison remplie d’oeuvres d’art et cernée d’oliviers. Mais l’esthète de Marino n’a jamais apporté le moindre démenti au compositeur engagé des années 1968-1975; il l’aurait sans doute vécu comme un désaveu des idéaux de sa jeunesse et une trahison à l’endroit des réfugiés politiques à qui il a généreusement offert asile. Plutôt que d’épingler une inconséquence, essayons de comprendre une trajectoire. On trouve peut-être quelques clés dans son ultime Symphonie n° 10 (2000) : le mot de " renonciation " face aux violences dont sont victimes les opprimés de ce monde est employé pour caractériser le finale. À Simon Rattle (figurant musicalement dans le troisième mouvement) qui, devant la complexité de certains passages polyphoniques, lui demande quelles voix il faut faire ressortir, Henze répond: " Toutes, Simon, je veux toutes les entendre! " Ainsi a-t-il lui-même laissé s’exprimer toutes les voix qu’il portait en lui sans chercher de réponse dialectique à ses antagonismes. Son oeuvre, extrêmement diversifiée, s’impose comme l’une des plus puissantes de notre temps.
Hans Werner Henze : ÉCLECTIQUE ET PROLIFIQUE
Radio Classique
C'était l'un des derniers géants du XXe siècle. En France, pourtant, sa disparition, en 2012, est passée presque inaperçue. De symphonies en opéras, portrait de ce compositeur allemand à l'oeuvre considérable.