Vincent Duluc : « Le milieu du foot me déçoit souvent, le jeu me déçoit rarement. »

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40 de carrière à l’Equipe ont fait de lui une mémoire du football. Dans son Dictionnaire amoureux de la Coupe du monde, paru chez Plon, Vincent Duluc nous raconte de A à Z l’histoire d’une compétition qui fêtera ses 100 ans en 2030.

Elodie Fondacci s’est entretenue avec Vincent Duluc.

 

EF : Vincent Duluc, bonjour. Vous êtes journaliste à l’Equipe et vous n’en êtes évidemment pas à votre premier livre sur le football. Voici que vient s’ajouter à votre palmarès le Dictionnaire amoureux de la Coupe du monde. Combien de Coupes du monde avez-vous vécues ?

VD : Et bien j’en ai vécu neuf, ce qui veut dire que la Coupe du monde au Qatar sera ma dixième. C’est une sorte d’anniversaire !

EF : Toujours le même enthousiasme ?

Mais oui, toujours le même enthousiasme ! Un enthousiasme enfantin parce que c’est un amour d’enfance. Un amour qui s’est maintenu au fil des années, malgré l’évolution du milieu du foot, malgré l’évolution du métier. Il y a toujours un fond d’innocence chez moi avant que la Coupe du monde commence, avant de voir jouer un match de l’équipe de France dans cette compétition-là. Il y a toujours un côté magique et j’ai gardé ça, probablement parce que nous tous, qui aimons le foot et le sport en général, on a toujours un peu le sentiment de revenir sur nos pas quand arrive une Coupe du monde.

EF : Il en faut de la passion pour faire un Dictionnaire Amoureux. Quelle est la différence entre ce livre-là ceux que vous avez déjà écrit ? Est-ce qu’il est plus personnel ?

VD : Oui il est plus libre, et plus personnel. Cela semble peut-être un peu bizarre de dire qu’un dictionnaire est plus personnel que les quelques récits ou quelques romans que j’ai faits, mais là j’ai l’impression d’une somme. En raison de la longueur bien sûr mais aussi de la synthèse. J’ai un âge où on fait le point et j’ai le sentiment d’avoir un petit peu fait le point avec ce livre… J’ai forcément une relation personnelle et intime au football, au journalisme et à la Coupe du monde pour aimer toujours ça autant et n’avoir pas envie que ça s’arrête. J’avais envie de détailler un petit peu la nature et l’origine de ce lien.

EF : Peut-on dire que vous êtes une mémoire du football ?

VD : Je suis une mémoire du football parce que j’ai l’âge d’être une mémoire… Et parce que j’ai grandi à une époque où on avait que notre mémoire. C’est-à-dire qu’on n’avait pas Internet pour vérifier les dates, les noms ou les scores. Donc, j’ai engrangé tout ça parce que le football, longtemps, je l’ai imaginé. On ne le voyait pas vraiment. On voyait cinq ou six matchs par an à la télé et tout ça était quand même mystérieux et lointain. On se faisait une représentation de ce que c’était ! Moi, j’avais un rapport un peu épique au football ; je lisais les récits, je m’en imprégnais et je les relisais encore. Je garde la mémoire de ces récits-là, je garde la mémoire de la place des joueurs dans l’histoire du jeu, de l’histoire de la compétition, de ses renversements et ses bouleversements. C’est lié à la manière dont j’ai vécu le football et la Coupe du monde pendant longtemps.

EF : Quel est le match de votre vie ?

VD : S’agissant de la Coupe du monde c’est peut-être le France-Brésil de 2006. Pas celui de 1998 qui était pourtant une finale de la Coupe du monde, et donc un rêve d’enfant. Je m’en rappelle quand j’étais au CE2, dans la cour on jouait et on disait « Allez on fait France-Brésil, c’est la finale de la Coupe du monde » ! Il a fallu attendre d’être un peu plus vieux pour vivre ça en vrai. Le match de 1998 était donc quelque chose d’important mais esthétiquement et dans l’émotion je pense que le match de Zidane à Francfort dans le quart de finale de la Coupe du monde 2006, le France-Brésil, a été plus important encore. C’est une émotion comme je n’en ai pas forcément connue avant et comme je n’en ai pas forcément connue après. Il y avait à la fois le suspense parallèle : est-ce que la carrière de Zidane va s’arrêter ce soir ? Puisqu’à ce moment-là, chaque match de l’équipe de France pouvait être le dernier match de la carrière de Zidane. Il y avait l’émotion esthétique parce qu’il avait jonglé au milieu des artistes que sont les joueurs brésiliens. Il y avait un peu tout qui se mêlait et c’est possible que ce soit ma plus grande émotion de spectateur en Coupe du monde. Quant à l’émotion de téléspectateur, je crois qu’on n’atteindra jamais le sommet de la demi-finale de Séville en 1982 avec l’élimination de l’équipe de France contre l’Allemagne au pénalty. On est ressorti de ce match avec le sentiment d’être passé par toutes les émotions du monde et que rien ne serait aussi intense ni peut-être aussi triste.

EF :  Il y a dans ce Dictionnaire amoureux, beaucoup de joueurs de football d’avant les années 2000. Cela vous agace un peu que certains aient été oubliés ?

VD : Ce n’est pas tellement que ça m’agace, c’est que je considère que le sport est une culture à part entière. Beaucoup de gens ont un peu découvert le foot en 1998. Ça ne me dérange pas du tout au contraire ! Je préfère que les gens aient eu accès à ce bonheur collectif tardivement plutôt que jamais. Mais il y a eu une confusion à l’époque entre la culture du sport en France et la culture de la victoire. Pour beaucoup, le foot a commencé à cette année-là et tout ce qu’il y a eu avant a été oublié. Moi je ne l’ai pas oublié, j’ai grandi avec, ça fait partie de ma mythologie et j’avais envie que cette mythologie personnelle soit aussi présente dans le livre.

EF : La Coupe du monde qui démarre est celle du Qatar. Un très mauvais choix ?

VD : C’est un très mauvais choix ! La presse sportive, dans son ensemble, l’avait d’ailleurs dit il y a douze ans, au moment de la désignation. Il y avait eu des unes de l’Equipe ou de France Football sur le scandale du Qatar : sur l’aberration qu’était l’organisation d’une Coupe du monde sur un territoire grand comme la Gironde, en plein été quand il fait 45 degrés ! On a vu depuis que la Coupe du monde avait été décalée dans le temps et qu’elle aurait lieu en décembre donc le reproche d’une Coupe du monde climatisé n’est plus tout à fait pertinent, parce qu’en décembre il fait entre 16 et 25 degrés et qu’il n’y a pas besoin de climatisation.  Mais la question n’est pas là, c’était une très mauvaise idée pour des tas de raisons !

La seule bonne raison pour laquelle le Qatar pouvait être désigné – et ça avait été un des leviers à l’époque de cette candidature – c’était, « On va l’organiser avec nos voisins ». Or, il se trouve que la radicalisation des rapports entre le Qatar et ses voisins dans les années qui ont suivi, a rendu ça complétement impossible. Mais l’idée que la péninsule Arabique puisse à son tour accueillir une Coupe du monde était, au départ, presque généreuse. Malheureusement, la seule générosité qu’on ait vue effectivement c’est celle du Qatar envers les partenaires de la FIFA et peut-être même envers les gens qui ont voté !! Mais, je trouve qu’il y a une espèce d’effet balancier aujourd’hui qui est presque moral. Jamais un organisateur de la Coupe du monde n’aura eu un tel déficit d’image au moment du premier match.

EF : La Coupe du monde est souvent allée là où elle n’aurait pas dû !

VD : Oui, elle est souvent allée au mauvais endroit, au mauvais moment. Elle est allée chez Mussolini en 1934, de la même manière que les Jeux Olympiques étaient allés chez Hitler deux ans plus tard, en 1936. Elle est allée chez général Videla et la dictature argentine en 1978 et elle est allée chez Poutine en 2018. De façon générale, elle n’est pas très regardante sur ses pays hôtes.

EF : Amoureux chez vous ne signifie pas aveuglé. Vous évoquez aussi dans votre livre les turpitudes du milieu du football, à travers des occurrences qui parlent de corruption et de clientélisme.

VD : Bien sûr. De toute façon, c’est un pouvoir assez étrange la FIFA. En gros, le président de la FIFA a un peu l’impression d’être le président du monde ! Il est élu mais c’est une fausse élection. Il est quasiment élu par acclamation, il a tout réglé effectivement par clientélisme en amont avec les différentes confédérations, avec l’Afrique, avec l’Asie. On sait déjà par exemple, que l’actuel président de la FIFA, Gianni Infantino, (qui d’ailleurs s’est installé en famille au Qatar depuis un an et demi, autant être plus près de la source…. ) va être élu dans un an. Parce qu’il a déjà eu des accords avec les principales confédérations. Il n’aura pas d’adversaire, ce seront de fausses élections. C’est comme ça que fonctionne la FIFA, c’est assez désastreux. Ce serait bien que le football ne fonctionne pas comme ça d’une manière générale. On va dire que dans les associations nationales, c’est un tout petit peu plus démocratique.

EF : Il y a aussi des choses drôles dans votre Dictionnaire amoureux, des entrées assez décalées. C comme Cinéma par exemple, les joueurs qui ont font le plus, Neymar pour ne citer que lui. Ou C comme Coiffeurs : ces joueurs qui font partie de l’équipe de France mais qui restent sur le banc de touche !

VD : Absolument ! En fait, pendant des semaines avant les Coupes du monde, il y a débat autour de la liste que va donner le sélectionneur. Cette année Didier Deschamps a donné sa liste de joueurs le 9 novembre. Jusqu’à cette date, on débat sur les joueurs qui seront dans la liste et ceux qui n’y seront pas. Le jour où la liste est publiée, tout à coup le débat bascule et les joueurs dont on a débattu deviennent complètement anonymes. C’est là qu’ils deviennent des coiffeurs. Un surnom qui remonte probablement à 1958, au moment où l’équipe de France a été à la Coupe du monde en Suède. C’est-à-dire que pendant toute la Coupe du monde, ils ne vont jouer que quelques minutes voire jamais. Ils ne vont plus jamais nous intéresser, nous les journalistes en point presse. On va se désintéresser complètement de leur destin alors qu’en général ils sont des stars dans leur club ! C’est assez vexant. Ils deviennent tout d’un coup invisibles pendant ce qui aurait pu être le plus gros moment de leur carrière. Donc dans ce mot, Coiffeur, il y a à la fois une moquerie un peu légère et des destins un peu douloureux qui se mêlent.

EF : Vous dites qu’un jour on écrira certainement un Dictionnaire amoureux de la Coupe du monde féminine.

VD : Mais oui le monde change ! Il ne change pas assez vite bien sûr, mais il change. Je ne suis pas sûr que le football soit moteur de ce monde qui change, mais on va dire au moins qu’il accompagne un petit peu le mouvement. Le football féminin est en plein développement. Il est en plein développement également en France même si on ne peut pas s’empêcher de penser que les institutions françaises, et notamment la fédération, ont raté le virage de la Coupe du monde féminine en France en 2019. Mais il change et se professionnalise doucement donc la Coupe du monde féminine à terme aura forcément un rayonnement considérable. C’est déjà un petit peu le cas. La prochaine aura lieu en Nouvelle-Zélande, en 2023. Avec le décalage horaire ce sera peut-être compliqué pour les audiences cette fois-ci. Mais forcément ça va arriver ! il y a déjà des continents, notamment le continent nord-américain, où le football féminin est quasiment majeur autant en termes de pratiquantes qu’en terme d’audience télévisuelle. Forcément le reste du monde va suivre.

EF : Vous racontez les grandes lignes de l’histoire du football dans votre Dictionnaire amoureux, car les usages ont parfois évolué dans le temps. Les cartons par exemple n’ont pas toujours existé.

VD : C’est le responsable des arbitres anglais à la Coupe du monde 1966 qui s’appelait Ken Aston qui les a inventés. Lors du match Angleterre-Argentine qui avait été extrêmement brutal, l’arbitre avait du mal à signifier au capitaine argentin qui s’appelait Rattin de sortir du terrain. Il avait demandé un interprète et il faisait croire qu’il n’avait pas compris alors qu’en fait il avait parfaitement compris. Il avait fallu que la police rentre sur le terrain pour sortir le joueur. Tout ça est assez compliqué alors qu’aujourd’hui dans le foot c’est très simple, il y a un carton rouge, vous sortez et au-revoir monsieur ! Donc, l’arbitre rentre chez lui et se dit « il faut que je trouve un moyen de simplifier tout ça ». Et soudain il voit le feu, qui est rouge et qui passe orange… Et il se dit « Mais mon Dieu mais c’est bien sûr » ! Et dès la Coupe du monde suivante, en 1970, il y avait des cartons rouges et des cartons jaunes. Et les spectateurs et les joueurs ont compris dans l’instant ce qui se jouait, enfin !

EF : Vous avez 40 ans de carrière comme journaliste sportif. Quel regard portez-vous sur l’évolution de ce sport ?

VD : J’ai un rapport assez étrange au temps qui passe. Même si j’écris des récits assez nostalgiques, je ne pense jamais que c’était mieux avant. Je pense même que le foot est mieux aujourd’hui. Le foot est plus rapide. L’atmosphère autours des stades est parfois un peu violente mais elle l’était encore plus avant. Je n’ai pas de nostalgie de la rareté du foot à la télé, j’aime l’ubiquité moderne, j’aime pouvoir être à trois endroits à la fois, j’aime regarder du foot sur des multi-écrans, ça ne me dérange pas du tout. Non, je trouve plutôt même que c’est mieux qu’avant

Après, les polémiques sont toujours les mêmes : « C’est trop payé, vous avez vu le salaire », etc. Dans les années 70 on disait déjà que les footballeurs étaient trop payés. Les supporters de Saint-Etienne, quand un de leurs joueurs restaient avec un maillot trop propre parce qu’il n’avait pas fait assez d’effort, criaient : « A la mine ». Sauf que dans les années 70, les salaires étaient alignés sur ceux des grands patrons. Les footballeurs gagnaient un peu près vingt fois le SMIC.  Maintenant c’est cinq cent fois. Quand on voit le contrat de Mbappé, on sent bien que l’un des dangers va être l’identification des vedettes, de la part des supporters. On aura tellement l’impression qu’ils vivent dans un autre monde qu’il va être peut-être difficile à terme de s’identifier.

Le milieu du foot me déçoit souvent, mais le jeu me déçoit rarement. Ce n’est pas un aveuglement. Mais je ressens toujours un plaisir particulier dans les cinq minutes avant un grand match. Le bonheur juste avant, c’est quelque chose qui ne me quitte pas, toujours.

 

Le Dictionnaire amoureux de la Coupe du monde, publié chez Plon par Vincent Duluc.

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