Régis Jauffret « Flaubert, je suis en ménage avec lui depuis l’âge de 18 ans »

© Bruno Klein

Il connaît si intimement le « Maître » et son œuvre, qu’il parle de lui comme un ami ! Dans son Dictionnaire amoureux de Flaubert, Régis Jauffret nous invite à découvrir celui qu’on surnommait l’ermite de Croisset à rebours des idées reçues.

Elodie Fondacci s’est entretenue avec Adrien Goetz.

EF : Régis Jauffret bonjour. Vous êtes écrivain – vous avez plus de 20 romans à votre actif, et c’est justement avec la patte du romancier que vous venez d’écrire un « Dictionnaire Amoureux de Flaubert » qui vient de paraître chez Plon.
« Amoureux » c’est quand même un mot qui veut dire quelque chose ! Qu’est-ce qui vous séduit chez Flaubert plus que chez tous les autres ?

RJ : Puisqu’on parle d’amant et d’amour, je dirais que je suis en ménage avec Flaubert depuis un moment ! Je suis proche de lui depuis l’âge de dix-huit ans, parce qu’à dix-huit ans j’ai commencé à lire sa correspondance. Le premier tome rassemble les lettres qu’il a écrites dans son enfance, et dans son adolescence, période où il développe sa première relation avec Louise Colet. Ce qui était intéressant pour moi en tant qu’écrivain, c’est qu’il n’arrête pas d’y parler de littérature et de comment il pense qu’il faut écrire, en donnant notamment la critique de ses poèmes à Louise Colet. Il y a donc un grand aspect théorique qui moi m’avait beaucoup intéressé.

EF : Vous l’appelez Maître d’ailleurs, avec un mélange d’ironie et de tendresse. Vous a-t-il servi de guide dans votre écriture ? Comme il a servi de guide à Guy de Maupassant, qui a été son fils spirituel ?

RJ : Non, je ne crois pas. Quand il m’a servi de guide ça a été une catastrophe ! Justement, au début, je m’étais mis à faire du plan, comme il dit, autrement dit à écrire à partir d’un plan, à tout planifier. Et pendant plusieurs années, j’ai perdu mon temps. Contrairement à lui, je ne suis jamais arrivé à écrire avec des plans.
En revanche, il m’a peut-être contaminé sur la phrase, avec cette obsession qu’il avait d’éviter les répétitions, d’éviter un certain nombre de choses comme les allitérations… C’est une façon d’écrire qui m’est devenue naturelle mais ça a pu avoir un rapport avec lui, oui.

EF : Ce qui qualifie Flaubert c’est d’abord l’obsession du style.

RJ : Tout à fait, mais moi je l’avais dès le départ cette obsession. Vous savez, le style c’est un peu comme la voix. Si vous n’avez pas de voix, vous pourrez toujours travailler, vous ne serez jamais chanteur d’opéra. On a la phrase ou on ne l’a pas. Il y a beaucoup d’écrivains qui l’ont mais c’est quelque chose d’assez inné. Flaubert, lui, l’avait, contrairement à ce qu’on entend souvent. L’un des poncifs sur Flaubert, c’est en effet de dire qu’il avait des difficultés à écrire, qu’écrire lui était pénible. N’en croyez rien ! C’étaient des difficultés qu’il se créait de toutes pièces ! Flaubert était quelqu’un de très doué, de nativement doué. Il a écrit ses premiers textes à dix, onze et douze ans ! Je pense par exemple à une nouvelle que je vous invite à relire « Une leçon d’histoire naturelle : genre commis », qu’il publie alors qu’il est tout jeune. C’est une nouvelle sur les fonctionnaires, naturaliste avant l’heure, dans laquelle il décrit un bureaucrate. Ce n’est certes pas du Marcel Proust, mais c’est assez extraordinaire tout de même au niveau de technique littéraire ! Ensuite, il a écrit « Mémoires d’un fou » à quinze ans, donc c’est quelqu’un qui dès le départ était monstrueusement doué. C’est tout le contraire des imbécilités que nous a servies Jean-Paul Sartre et qui encore aujourd’hui font autorité, parce que si vous ouvrez Wikipédia c’est la thèse de Jean-Paul Sartre qui est donnée comme la thèse véritable, alors qu’elle est complètement fausse.

EF : Ce Dictionnaire Amoureux n’est pas du tout une biographie conforme ! Lorsque vous ne savez pas, vous inventez.

RJ : C’est-à-dire que moi je ne sais pas faire autrement que raconter. Je suis un romancier de la race des conteurs ! J’ai utilisé la méthode que Flaubert a utilisé pour « Salammbô » : certes il était allé en Tunisie voir Carthage, mais il ne restait de Carthage que quelques vestiges, et il n’avait accès à aucune trace écrite pour se documenter, car il y a très peu de choses écrites sur Carthage. Donc il a imaginé. Il avait dit à Sainte-Beuve : Je ne peux pas être sûr de ce que j’avance mais je veux au moins que les faits ne me contredisent pas. Et bien là, tout ce que j’ai raconté sur Flaubert qui serait imaginaire n’est pas contredit par les faits.

EF : Décrivez-le-nous ce personnage qui est à lui seul une œuvre ! Tonitruant, mal embouché, à la fois paresseux et obsédé par le plan, réactionnaire et en même temps tellement novateur… tout ça à la fois !

RJ : Bien sûr ! Vous savez, ce n’est pas parce qu’on est réactionnaire qu’on fait une œuvre réactionnaire. Flaubert croyait la faire, un peu comme Balzac qui lui aussi était réactionnaire et pourtant son œuvre ne l’est pas. Je me méfie un peu de dire ça parce que Nietzsche disait qu’il faut « se méfier des personnages pittoresques » mais Flaubert était pittoresque. Il passait son temps, en tous cas c’est ce qui nous est décrit, à « hurler » des vers – disons plutôt qu’il avait tendance à les dire fort. Il était passionné de Racine, passionné de vers et il en récitait beaucoup. Et puis comme tous les solitaires, il était extrêmement bavard. On nous le décrit aussi comme anecdotier ; les mauvaises langues le dépeignent même comme quelqu’un de pas très drôle qui faisait des plaisanteries. Marie Bonaparte dit qu’il était ‘le prototype du provincial’ – ce qui à l’époque n’était pas un compliment – ‘qui se croit des dons pour la comédie’ ! Mais ça restait quand même Flaubert !

EF : Vous êtes assez vache avec lui !

RJ : Non, j’essaie de le remettre en tant que personnage de chair et de sang – ce qu’il était. Et puis je me dis qu’il y avait beaucoup de pauses chez lui. Dès douze-quatorze ans il s’apitoie sur cette espèce de malheur infini qu’est la vie. Et dans « Mémoires d’un fou » qu’il écrit à 15 ans, sa vie semble déjà terminée ! En fait, avec ses amis il avait une façon romantique d’exister, même si au niveau littéraire il a abandonné le romantisme. Et toute sa vie, il n’a cessé de répéter que vivre était un grand malheur, alors qu’il était ce que j’appelle un bon vivant – ce qui ne veut pas dire grand-chose – et qu’il sortait beaucoup. On garde en tête l’idée de l’ermite de Croisset, qui est une idée fausse ! D’abord il ne vivait pas seul, puisqu’il vivait avec sa nièce dont il était en quelque sorte le père adoptif, et avec sa mère. Ensuite, il avait des amis qui venaient le voir, et il passait une partie de sa vie à Paris. A partir de la publication de « Madame Bovary » il avait un appartement qu’il louait à l’année à Paris. Donc, il passait tout l’hiver dans la capitale puis il partait en villégiature, à Baden, en Angleterre… Ce n’est pas du tout quelqu’un qui était rivé chez lui à son bureau.

EF : Mais, c’est quelqu’un qui a cultivé sa solitude. Je pense aux femmes ! Vous expliquez bien qu’il a tout fait pour les tenir à distance et ne pas s’encombrer d’une famille. Il les aimait presque mieux quand il leur écrivait que quand il les voyait en chair et en os !

RJ : C’était vraiment une obsession pour lui d’éviter la corvée familiale.
Pourtant cette corvée n’aurait pas été si lourde quand on y songe. Prenez la maison de Flaubert. Même si elle a été détruite, il reste en face le pavillon Flaubert. Entre les deux, il y a peut-être cinq-cents mètres, donc il aurait très bien pu aller travailler dans ce pavillon qui est assez confortable et revenir le soir dans son foyer même tard, parce qu’à l’époque un père n’était pas censé être là tous les soirs. La mère d’ailleurs ne s’occupait pas des soins de l’enfant parce qu’on avait du personnel. Donc je ne vois pas trop en quoi ça le gênait mais il aurait fallu qu’il s’engage, et Flaubert ne voulait surtout pas s’engager.
Finalement est-ce que c’est un grand amoureux ? On peut en douter. On connaît assez bien son plus grand amour, Louise Colet – en tout cas son amour le plus connu – puisqu’on a la correspondance intégrale, Louise Colet n’ayant rien détruit, même pas les lettres de rupture, et on s’aperçoit que c’est un drôle d’amour. Si un homme vous dit « Je t’aimerai encore quand j’en aimerai une autre » ce n’est pas forcément la meilleure chose qu’on puisse attendre ! Ou alors « Je crois que deux êtres qui s’aiment peuvent passer dix ans sans se voir et sans en souffrir » … Avouons que c’est particulier !

EF : Il a été plutôt très proche de ses amis en fait, des amitiés viriles qui ont beaucoup compté pour lui presque plus que ses relations amoureuses. Et ses amis étaient souvent des doubles, des « presque frères ». 

RJ : Il a eu des amis très proches : Maxime Du Camp mais surtout Alfred Le Poittevin. En réalité, c’étaient des amitiés que j’assimile à des amitiés antiques. Il nous reste beaucoup des lettres à Maxime Du Camp alors qu’il nous reste très peu des lettres à Alfred Le Poittevin, mais ce sont des lettres qui ressemblent beaucoup à des déclarations d’amour ! Par exemple Maxime Du Camp dit « J’aimerais être la femme que tu aimeras » ou « je t’aime plus que ton père, ta mère, et ta sœur. Je te serre dans mes bras (…) ». C’est très particulier, parce que de nos jours peu d’hommes, dans le contexte d’une relation hétérosexuelle si cela veut dire quelque chose, ont ce genre de relation.

EF : Ce sont des amitiés littéraires, parce que Max comme Alfred sont aussi ses premiers lecteurs ! En tout cas il leur déclame et leur raconte les livres qu’il est en train d’écrire.

RJ : Littéraires… littéraires comme vous y allez ! Oui c’étaient des amitiés littéraires si vous voulez, c’étaient des amitiés un peu particulières aussi. On peut imaginer qu’elles n’étaient pas exemptes d’une certaine sexualité, d’autant plus que c’étaient des gens très libérés : Flaubert est né en 1821 donc après la révolution : c’était une époque où les crimes sexuels avaient tous été bannis. Et puis c’était un grand lecteur de Sade depuis le début. D’ailleurs c’est une chose que lui reprochent les Frères Goncourt pour une raison que j’ignore. Dans la correspondance de Flaubert il n’y a pourtant rien de sadique, ce n’est pas du tout ça qui l’intéresse. Je pense qu’il est plutôt intéressé par cette espèce de liberté et cette espèce de pansexualité avant l’heure où finalement un homme ou une femme, c’est à peu près la même chose. On a plusieurs thèses, l’une qui dit qu’il n’y a pas eu de sexualité, malgré les nombreuses évidences. Moi je pense que ça vient du fait que, jusqu’à peu, c’était péjoratif. Je trouve que ça lui donne plutôt un côté moderne, sympathique. J’ai plutôt tendance à aller dans ce sens étant donné qu’en même temps ça n’a pas beaucoup d’importance. Justement l’important c’est de voir la force qu’il peut y avoir dans l’amitié, et qui est beaucoup plus forte que dans l’amour.

EF : Comment vous êtes-vous documenté ? On voit à chaque page que vous avez une connaissance très intime des œuvres mais aussi de la correspondance de Flaubert. 

RJ : Tout est sur la table. En ce qui concerne la correspondance de Flaubert et il y a celle de la Bibliothèque de la Pléiade qui a été commencée par Jean Bruneau et continuée par Yvan Leclerc. Dès que j’avais un problème je contactais Yvan Leclerc et s’il ne connaissait pas la réponse alors « personne ne la connaît », du moins c’est ce qu’il me disait ! Gallimard a mis toute la correspondance de Flaubert en ligne en accès gratuit, avec l’aide de la Société des amis de Maupassant et de Flaubert. Vous y avez toutes les lettres, même celles qui ne sont pas encore publiées. Bien que Flaubert ait brûlé la correspondance des autres, les autres n’ont pas brûlé la sienne. On a donc beaucoup. Après, vous avez les quelques pages des Goncourt, vous avez les témoignages de Zola, les témoignages de Maupassant, ceux de Maxime Du Camp – qui eux sont plus sujets à caution… bref, il y a beaucoup de matière.

EF : J’imaginais Flaubert très travailleur, avec cette manie de gueuler ses phrases, d’affiner ses plans presque jusqu’à l’obsession… En fait c’était un indolent, presque un paresseux ?

RJ : Ce n’est pas qu’il était paresseux, c’est qu’il était rentier ! Et à l’époque, les rentiers ne faisaient rien jusqu’à un point qu’on n’imagine pas : jamais il ne s’est préparé une tasse de café, jamais il n’a pris ses habits dans le placard pour les poser, jamais il n’a rempli sa baignoire – parce qu’à l’époque on remplissait sa baignoire avec des seaux d’eau et ce n’était pas lui qui s’en occupait. Même quand il est parti en voyage en Orient avec Maxime Du Camp ils avaient un domestique personnel en plus des domestiques qu’ils trouvaient.
C’étaient donc des gens qui n’avaient aucune activité. Par exemple le matin, on lui apportait à son réveil une pipe qui était déjà bourrée ! On dit qu’il travaillait beaucoup mais s’il n’avait pas écrit, sachant qu’il ne se promenait même pas, il n’aurait rien fait du tout ! Il écrivait certes, il lisait beaucoup pour préparer ses livres. En réalité, ce côté travailleur acharné est un peu un mythe ! « Il n’y a pas de quoi se coucher pour le plaindre » comme aurait dit ma mère !

EF : Il a grandi dans un hôpital, parce que son père était chirurgien en chef à l’Hôtel-Dieu, l’hôpital de Rouen. Est-ce que vous pensez que ça a eu une influence sur son travail et sur son écriture, le fait de vivre dans un lieu de dissection ? Lui qui est connu pour avoir aussi disséqué l’âme au scalpel, notamment celle de Madame Bovary ?

RJ : Ça a eu une importance énorme chez lui. Il faut voir dans quoi il vivait : dans ce logement – qui est toujours visitable – il y avait un jardin, et dans ce jardin un amphithéâtre, qui a disparu, c’était un baraquement. Devant l’amphithéâtre s’alignaient les cadavres qu’on allait disséquer. Flaubert raconte très bien que de la fenêtre de sa chambre, avec sa sœur, il arrivait à voir son père en train de disséquer. Leur père leur faisait signe de ne pas regarder ! Non seulement il regardait mais, sans tomber dans le sordide, il y avait les mouches qui pullulaient. C’était terrible ! Il a donc vécu dans la proximité de la mort dès le début de sa vie et ça l’a marqué de façon indélébile. D’autant plus qu’il était dans un milieu complètement athée : le père était athée, c’était très matérialiste… Aucun auteur que je connais n’a été aussi proche de la mort au sens propre.
Et puis, il y a le sens figuré aussi. Par exemple, il y a une année où il a perdu son père et deux mois après, sa sœur, puis il a perdu Alfred Le Poittevin qui était l’amour de sa vie. Donc il était très marqué par la mort des proches mais ça c’est le cas de tout le monde. Mais la vie à l’hôpital, c’est unique, et ça l’a marqué au plus haut point. Je pense qu’il n’aurait pas eu la même œuvre et il n’aurait pas été la même personne s’il était né ailleurs, c’est certain.

EF : Vous avez dit au début de cet entretien de façon assez amusante que vous étiez presque en ménage avec Flaubert. Vous avez écrit effectivement un roman sur lui où vous vous glissez dans son dernier bain ! (*) Est-ce qu’avoir publié « Le dernier bain de Gustave Flaubert » a influencé l’écriture de ce « Dictionnaire Amoureux sur Flaubert » ? 

RJ : Oui, parce que j’arrivais avec Flaubert comme dans un vieux ménage ! C’est un peu l’impression que ça me faisait. Il y avait des sortes de disputes, j’avais presque l’impression qu’il me répondait… Bon c’est un peu littéraire de dire ça mais en tout cas moi je le connaissais et j’avais une familiarité avec lui dont je n’ai pu me départir.

(*) « Le Dernier Bain de Gustave Flaubert », de Régis Jauffret, Seuil, 336