Le mauvais goût des uns n’est pas celui des autres ! Nicolas d’Estienne d’Orves assume le sien avec humour en publiant chez Plon un Dictionnaire amoureux du Mauvais goût. L’écrivain nous invite dans son « grenier braillard et cocasse » pour nous faire rire et réfléchir.
Et si le mauvais goût était le dernier espace de liberté ?
Elodie Fondacci s’est entretenue avec Nicolas d’Estienne d’Orves.
EF : Nicolas d’Estienne d’Orves, bonjour. Vous êtes écrivain, journaliste, et vous publiez chez Plon un très intime Dictionnaire amoureux du mauvais goût. Le mauvais goût en général on s’en offusque, on le méprise, on le craint – chez les autres et peut-être même chez soi-même… Vous au contraire, vous en raffolez au point de lui consacrer un Dictionnaire amoureux ! Qu’est-ce que vous lui trouvez à ce mauvais goût ?
NEO : Le mauvais goût c’est une sorte de version en creux de tout le monde. Il y a autant de mauvais goût que d’individus sur cette planète, donc il y a des milliards de mauvais goûts. Mon mauvais goût et le vôtre sont différents… Par conséquent, ce dictionnaire est sans doute le dictionnaire le plus subjectif, le plus intime, le plus partial de cette collection ! Un dictionnaire amoureux est en soi un autoportrait, mais là on est dans une sorte de mise en abime de la subjectivité. C’est un dictionnaire qui ne peut ressembler qu’à son auteur. Ça pourrait s’appeler aussi le Dictionnaire amoureux de la mauvaise foi !
EF : C’est un fourre-tout, un bric-à-brac, et vous le définissez vous-même comme un « grenier braillard et cocasse ».
NEO : En fait, c’était aussi pour moi une manière de parler de plein de sujets. Je divise en mauvais goût en deux camps, le mauvais goût que j’aime, qu’on pourrait appeler le kitsch, et le mauvais goût que je récuse, que je brocarde, que je repousse : la laideur, l’agressivité esthétique. J’identifie le premier avec un signe « cœur », le second avec un « pique ». Je mets tout ça dans un grand fatras qui me permet d’évoquer des souvenirs d’enfance, des coups de gueule, des coups de griffes, des enthousiasmes aussi ! Plein de mémoires, de gourmandises, de plaisirs, d’irritations. A chaque fois j’espère avec de l’humour, le but étant quand même d’amuser mon lecteur.
EF : Vous avez une liste assez imposante des choses qui vous déplaisent. Au rang des choses qui vous navrent on trouve par exemple les anneaux dans les nez, les animaux de compagnie, les enterrements de vie de jeune fille et l’écriture inclusive. Et vous vous offrez une réécriture de L’Albatros de Baudelaire assez drôle…
NEO : Là, je me suis amusé, vraiment. J’ai enfoncé le clou avec une certaine agressivité. En plus, j’ai triché avec les règles, si tant est qu’il y en ait, de l’écriture inclusive mais je trouvais ça assez drôle pour faire une sorte de démonstration par l’absurde de l’inanité de cette théorie. Cela finit donc par « Les Fleurs de la/du femelle/ma.^.l.e ». J’ai joué un peu sur l’homophonie entre mal et mâle, mais bon, disons que ça valait le coup quand même…
EF : Comment est-ce que vous avez établi votre liste justement ?
NEO : J’avais publié une sorte d’album sur le mauvais goût, il y a quelques années chez Michel Lafon, dans lequel j’avais en fait déjà dressé les bases de ce que je voulais faire dans ce dictionnaire. J’ai listé très simplement les choses, assez rapidement, de façon presque scolaire et méthodique, et puis j’ai organisé en fonction de mes souvenirs, de ce que je voulais dire, de ce que je voulais éviter de dire. Je vérifiais s’il y avait matière à développer. Parfois, je prenais conscience que ce n’était qu’une bonne intention, que ça ne fonctionnait pas. Certains des sujets, en fait, m’inspiraient assez peu. Pour d’autres au contraire, j’ai commencé à le développer et c’est venu ! Je me suis rendu compte que j’avais énormément de chose à dire ou à éructer sur le thème.
EF : On vous sent en fait assez intrigué par la notion du rire. Une notion toute relative puisque ce qui fait rire les uns choque les autres et inversement.
NEO : Moi je suis pour le rire radical, nécessaire, incisif voire meurtrier. Pour moi le rire excuse tout, ce qui est terriblement dangereux aujourd’hui puisqu’on est dans une époque de tiédeur, d’autocensure où on ne s’autorise plus à rire des choses.
Je suis né au début des années 70 donc j’ai été élevé par des parents qui avaient la culture des post soixante-huitards. J’ai grandi avec l’esthétique Reiser qui était le rire radical, le rire Coluche, le rire de tout. A partir du moment où il était intelligent et constructif, le rire permettait tout. Mais maintenant, on est dans une ère d’indignation systématique et je crois que peut-être je ne suis plus à la bonne époque ! Moi qui suis de toute façon un nostalgique radical, patenté et revendiqué, j’ai une nostalgie de cette époque où les gens ne s’offusquaient pas de la moindre moquerie. Où on avait du recul, une forme de culture générale plus vaste qui permettait de remettre en perspective les choses. Aujourd’hui, les gens sont dans le premier degré permanent, dans l’absence constante de nuance. Ils ne connaissent plus le sens du synonyme, il y a un mot, un sens, c’est tout ! Donc il n’y a pas de variations, il y a que des thèmes. Or l’intérêt dans la vie – vous ne me détromperez pas puisqu’on est sur une radio musicale – ce sont les variations. C’est la subtilité, c’est l’entre-deux, c’est le flou, le nébuleux et le rire permet ça alors que l’esprit de sérieux ne le permet pas.
EF : Le mauvais goût c’est presque pour vous une sorte d’art ! En tout cas, c’est un empêcheur de penser en rond.
NEO : Moi j’ai une âme potache ! J’ai toujours aimé les canulars dans la rue, les blagues au téléphone. Quand j’étais petit, j’adorais acheter des pétards et aller les mettre dans des crottes de chiens, ça me faisait hurler de rire. J’ai passé 5 ans en pension, j’ai organisé des blagues et des canulars… En fait, je suis un sale gosse, et c’est un livre de sale gosse. C’est ça que j’aime ! Maintenant, même les enfants deviennent sérieux. Regardez-les ! Ils ont 13-14 ans, et ils sont déjà formatés par l’idéologie ambiante ; déjà ils s’insurgent. C’est très bien d’être engagé et militant mais un peu de légèreté, que diable ! C’est ça qu’il nous manque : la légèreté, la désinvolture, l’ironie ! Ce sont des choses qui disparaissent et c’est dommage. Mon livre est aussi un dictionnaire amoureux de l’ironie je pense !
EF : Vous avez ajouté à ce dictionnaire une playlist dans laquelle on trouve un peu de tout, des pires atrocités paillardes et xénophobes jusqu’à des choses absolument délirantes et drôles, ça vous amuserait qu’on aille écouter tout ça ?
NEO : Bien sûr, pour le coup, je suis un grand amateur de chansons décalées ! Et c’est mon camarade Yann Moix qui m’a dit : « Mais il faut que tu fasses une playlist dans ton dictionnaire », et je l’ai faite. J’en ai même fait une sur Spotify qu’on peut consulter et qui est publique. Il y a certaines choses qu’on ne trouve pas sur les plateformes de téléchargement mais voilà, je collecte, j’ai hanté la librairie Boulinier ou ce genre de chose pour trouver des 33 tours complètement oubliés. J’aime les incongruités, j’aime les choses oubliées, les laissés-pour-compte de l’art, de l’humour, de la littérature, j’aime bien les phases B d’une manière générale.
EF : Vous avez à la fin du livre mis tout un tas de citations au sujet du mauvais goût. Chacun a sa définition, j’en ai choisi deux et je voulais savoir laquelle est la plus proche de la vôtre : celle de Marcel Duchamp : « Le grand ami de l’art, c’est le bon goût. » ou celle de Baudelaire « Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir aristocratique de déplaire. ».
NEO : Baudelaire, évidemment !
Merci Nicolas d’Estienne d’Orves. Sous ses allures potaches, grivoises et scatologiques, ce dictionnaire fait réfléchir à plus d’un titre, et en plus avec une langue qui a le goût de l’épithète. Merci !
Le Dictionnaire amoureux du mauvais goût, publié chez Plon par Nicolas d’Estienne d’Orves.