La Toscane est cette terre ineffable synonyme d’une riche culture, d’une histoire d’indépendance houleuse et d’une influence incontestable dans le patrimoine artistique italien. Dans son Dictionnaire amoureux de la Toscane, l’historien Adrien Goetz nous dévoile la relation profonde qui le lie à Pise et à Florence, au parmesan et au chianti, aux églises et aux musées… pour nous proposer un voyage passionnant à travers la plus ancienne région de l’Italie.
Elodie Fondacci s’est entretenue avec Adrien Goetz.
EF : Adrien Goetz, bonjour. Vous êtes historien de l’art et romancier, et vous nous faites voyager dans les paysages vallonnés de la Toscane à travers un Dictionnaire Amoureux de la Toscane paru chez Plon. Qu’on puisse tomber amoureux de la Toscane ne m’étonne guère : elle a des charmes inégalables. Quand a eu lieu votre coup de foudre ?
AG : J’ai eu la chance d’être étudiant à Pise, donc au cœur de la Toscane. Et pendant cette année où j’étais étudiant, je n’étais pas un bon étudiant ! Je ne comprenais pas bien l’italien, j’étais un peu perdu… Et donc je prenais le train. J’ai quadrillé la Toscane en essayant d’en visiter le plus de sites et de villes possibles. Et c’est peut-être là que je suis devenu historien de l’art. Devant les œuvres, dans les musées, dans les églises, dans les collections… J’ai découvert cette Toscane et, depuis, je ne cesse d’y retourner en essayant de profiter des fromages, des vins… Bref, de tout ce qu’on trouve également dans ce Dictionnaire amoureux, qui n’est pas uniquement un dictionnaire d’histoire de l’art.
EF : Comment fait-on pour écrire un dictionnaire amoureux et non un énième guide touristique de la Toscane ?
AG : J’ai essayé justement de ne pas en faire un guide, et que ce ne soit pas non plus une encyclopédie des connaissances sur Brunelleschi, Fra Angelico, ou Masaccio… J’ai essayé d’être très partial, d’avoir mes propres coups de cœur, en conseillant de visiter des réfectoires de couvents à Florence, des petites églises de l’arrière-pays de Sienne, ou de se promener à Pienza, la cité idéale créée par le pape Pie II. On peut y aller pour l’architecture, mais on peut aussi y aller pour le parmesan qui est le meilleur de la région. On y organise même des joutes sur la place de Pienza : on fait rouler des meules de parmesan en prétendant qu’on fait ça depuis la Renaissance – ce que j’ai personnellement peine à croire.
Un dictionnaire amoureux, c’est tout ça à la fois ! Un regard qui embrasse un paysage et aussi des habitants, ces « maudits toscans » qui ont cet accent guttural qui fait qu’on les reconnaît dans toute l’Italie. J’ai beaucoup d’amis là-bas donc j’aime les entendre, j’aime ne rien comprendre et puis j’aime aussi qu’on me laisse tout seul dans des musées où je suis heureux, à la Pinacothèque de Sienne par exemple. Je trouve que c’est un bon moyen d’entrer dans une ville : de commencer par le musée, d’arriver dans Sienne par la porte de la Pinacothèque. Je trouve qu’on comprend mieux la ville, qu’on la voit autrement.
EF : A propos de musées, parlez-nous des Offices. Ce musée est une bonne porte d’entrée dans Florence et même dans la Toscane en général parce qu’on a l’impression que toute l’histoire des Médicis y est résumée.
AG : Oui, les Offices c’est vraiment le miroir de la vie florentine et du grand-duché de Toscane, à partir de Côme 1er de Médicis.
Disons que les Offices se méritent. D’abord, on se dit « Vraiment il y a trop de touristes dans cette Toscane ! ». C’est ce que dit Valery Larbaud au début du journal de Barnabooth que je cite dans ce dictionnaire : « Cette étrange ville bâtie dans le style de la Renaissance italienne, et où il y a trop d’allemands ! ». Outre la foule, il y a d’autres sujets de se plaindre aux Offices : les escaliers y sont très pénibles, l’organisation de la visite fait que vous ne vous sentez pas très bien… Mais au moment où vous êtes déjà épuisé, vous arrivez devant des splendeurs. Vous êtes devant « La Naissance de Vénus » de Botticelli, vous êtes devant le « Printemps », et vous comprenez que ce que vous avez vu dans les livres existe en vrai.
Je parle d’ailleurs du déchiffrement de ces grands tableaux. On a l’impression qu’on les connaît depuis toujours et en réalité il a fallu qu’Aby Warburg – un Allemand ! – un historien de l’art, le fondateur de l’institut Warburg qui ensuite s’est installé à Londres, nous apprenne à les regarder. Il nous a appris à lire aussi la poésie de l’époque où Botticelli peint : avec le texte de La Giostra par Politien, les textes de Laurent le Magnifique qui sont des clés pour cette peinture.
Et puis enfin, 3ème moment de la visite, on se dit « Mais quelle scénographie épouvantable ! Pourquoi le « Tondo Doni » de Michel-Ange est-il entouré désormais d’une sorte de cercle blanc qui fait que ça ressemble à un tambour de machine à laver ? Est-ce que c’est vraiment ainsi qu’on doit montrer les tableaux ? »
Dans ce dictionnaire, il y a des coups de gueule et des coups de cœur, et parfois ce sont les mêmes lieux et les mêmes œuvres !
EF : Vous vous vous offrez même un tout petit article sur le pire village Toscan possible !
AG : Oui j’ai cherché aussi les villes où il n’y a rien à voir. Ce qui peut reposer parce qu’on risque le syndrome de Stendhal en Toscane, à force de beauté ! Vous allez à Pontedera et vous serez tranquille. J’ai d’ailleurs des amis qui ont acheté une très jolie ferme dans ce coin-là et personne ne vient jamais les voir. Parce que si un jour, Elodie, vous avez une villa en Toscane, vous vous exposez à tous vos amis qui voudront absolument essayer de venir passer 15 jours chez vous. A Pontedera pas de risques !
EF : Vous parliez tout à l’heure de l’accent de vos amis justement, l’accent toscan. La langue italienne vient de Toscane par l’intermédiaire de Dante.
AG : De Dante, bien sûr ! Dans ce Dictionnaire, j’ai essayé de suivre un peu les traces de Dante dans la ville de Florence. J’ai consacré un article aussi à la façon dont il a été traduit, a été compris… Dante, qui est l’essence même du toscan, quitte Florence, il est exilé ! Il devient le grand exilé qui ne revient jamais à Florence. Sa statue devant la façade de Santa Croce a été déplacée pour qu’on puisse faire le Calcio Storico, le ‘foot en costume de la Renaissance’. Ce qui est terrible.
Et il faut savoir qu’il y a une maison de Dante aussi à Florence, où il n’a en réalité jamais vécu. Elle a été construite au début du 20ème siècle. J’ai même rédigé une entrée spécifique dans ce dictionnaire à ce sujet : sur les maisons des grands hommes où ils n’ont jamais mis les pieds.
Et au fond Dante devient universel. Je cite le magnifique discours que Saint-John Perse avait prononcé pour l’anniversaire de Dante. Victor Hugo en avait prononcé un cent années auparavant, « illustre exilé, illustre proscrit ». Il faut partir avec une vieille traduction de Lamennais qui est certes très infidèle, dans un français du XIXème siècle, mais qui est très belle : on peut la préférer à des traductions plus récentes.
EF : Finalement, l’histoire de la Toscane c’est celle de ses grands hommes. Votre dictionnaire, c’est une histoire d’artistes et de mécènes !
Oui. J’évoque les commandes passées aux grands artistes. J’ai repris des démonstrations qui ont été faites par de grands historiens de l’art, comme Michael Baxandall par exemple, qui a travaillé dessus (c’est l’article qui s’appelle « Bleu Baxandall » dans mon dictionnaire.) Baxandall a retrouvé des contrats de commande, et nous explique comment l’artiste et le mécène travaillaient ensemble. Il y avait presque une cocréation de l’œuvre ! Dans le contrat, on spécifiait quel type de bleu l’artiste devrait utiliser.
Au fond l’histoire économique, l’histoire du goût et l’histoire de l’invention picturale se lient de manière inextricable. Exactement comme à Sienne ou à Florence qui sont des villes marchandes, on arrive à construire la beauté, et puis on construit aussi le florin, les lettres de change, etc : l’essor économique de la Florence de la Renaissance. Tout cela avance du même pas, tout cela va de pair.
EF : Votre article sur le bleu commence ainsi : l’argent n’a pas d’odeur mais à Florence il a une couleur, et c’est justement le bleu.
AG : Le bleu. Le bleu d’azur, dont on sait combien il vaut en florin selon les onces de bleu. Tout dépend des nuances. Le bleu le plus éclatant est le plus cher, il vaut aussi cher que l’or des ‘fonds d’or’. Alors que d’autres bleus produits avec des cristaux de cuivre, eux, sont beaucoup plus accessibles. On va réserver le bleu plus cher pour la robe de la Vierge. Donc il y a une lecture symbolique et théologique, mais il y a aussi une lecture marchande des mêmes œuvres, et ça c’est ce que Michael Baxandall a été le premier à expliquer de manière très claire.
Je voulais que par mon dictionnaire amoureux les lecteurs aient connaissance des travaux des grands historiens, d’André Chastel à Baxandall, qui ont travaillé sur ce moment parfait qu’est l’éclosion de l’art en Toscane.
EF : Vous évoquez les travaux passionnants de Daniel Arasse qui a remarqué une affinité particulière entre les représentations de l’Annonciation et l’apparition de la perspective.
AG : Daniel Arasse, qui avait rompu avec son maître André Chastel qui lui disait que c’était un sujet trop difficile et qu’il n’y arriverait jamais ! Comme quoi il ne faut pas toujours écouter ses maîtres : Arasse a persisté et ça a donné son meilleur livre.
C’est le même mystère : comment faire rentrer la 3ème dimension dans la surface d’un tableau qui est une surface plane à 2 dimensions ? C’est aussi incompréhensible que de penser que la Divinité s’est incarnée en un enfant né d’une vierge (ce que la Vierge Marie accepte au moment de l’Annonciation.)
La peinture ou plutôt l’invention de la perspective fait écho au mystère que les artistes doivent représenter. C’est un défi. Mais les mathématiciens sont là pour les aider : perspective à point de fuite, construction rigoureuse… D’où cette multiplicité d’Annonciations pendant les années où la perspective se met au point, qui avait tellement frappé Arasse.
EF : Qu’est-ce que vous avez oublié ? Je suis sûre que vous avez publié ce livre et que depuis, vous vous dites « Ah j’aurais dû mettre ça ! »
AG : Oui, bien sûr ! Parfois je suis allé un peu trop vite, parfois j’ai laissé certaines choses de côté.
J’ai écrit un article sur le cinéma, et j’ai déjà reçu des messages d’amis qui me disent « Tu as oublié tel ou tel film » ou bien on me dit « Tu as été injuste avec Franco Zeffirelli » que je n’aime pas beaucoup. Je trouve que ses films ont mal vieillis, que tout ça est un peu mièvre. Ou alors on m’a dit « Tu as oublié ses mises en scène d’opéras qui sont restés splendides et inégalées » ! Moi je n’en avais vu aucune donc je n’en ai pas parlé ! Mais effectivement ça peut être un oubli.
Mais c’est la règle des dictionnaires amoureux : on fait un choix et puis après le jeu des lecteurs c’est de critiquer.
EF : On a quand même l’impression que la Toscane c’est finalement un paysage mental, un paysage rêvé que se partagent les gens et les artistes. Presque pas besoin d’avoir été sur place pour la connaître par cœur !
AG : Oui, parce qu’on l’a à travers le regard d’Européens venus de partout. C’est-à-dire qu’il y a une Toscane des Anglais, une Toscane des Français, une Toscane des Allemands, une Toscane américaine aussi avec le goût pour l’architecture toscane aux Etats-Unis… J’ai consacré des entrées de dictionnaire à tous ces sujets parce que la Toscane c’est à la fois une principauté indépendante, celle de tous les esthètes et de tous les amoureux de l’art, et puis c’est aussi la province qui a accueilli sans doute le plus de voyageurs, le plus de pèlerins passionnés, le plus de résidents venus de tout le globe. Le personnage du journal de Barnabooth de Valery Larbaud lui est Sud-Américain, et il se sent florentin.
EF : Il y a un écrivain dont vous parlez beaucoup dans ce Dictionnaire Amoureux, c’est André Suarès, trop méconnu à votre goût.
AG : Suarès a été un grand voyageur. Il a publié « Le voyage du Condottière » où il dit tout son amour de Sienne, « Sienne la bien aimée ». Et puis c’est un vrai vagabond, c’est un vagabond des arts et des lettres.
Il est sur les chemins de Toscane, on l’imagine, avec sa barbiche, vêtu d’une robe de bure avec un regard un peu halluciné, et il a écrit dans un style magnifique les plus belles évocations des environs : des collines à côté de Florence et des environs de Sienne. Il a parcouru tout cela à pied et je pense que « Le voyage du Condottière » est peut-être le plus beau livre sur la Toscane. En tout cas c’est un livre qui est toujours édité, on le trouve très facilement. C’est un livre que, moi, j’offre volontiers à mes amis et que je relis sans cesse. Il y a dans la phrase de Suarès un rythme qui est celui de la déambulation dans les petits chemins de la Toscane.
Le Dictionnaire amoureux de la Toscane, publié chez Plon par Adrien Goetz.