SCHNITTKE ET SES MYSTÈRES

Hans-Christoph Rademann, avec le RIAS Kammerchor, fait revivre l'un des chefs-d'oeuvre d'Alfred Schnittke. Une version exemplaire de cette pièce maîtresse du répertoire de musique sacrée du compositeur, créée en 1988.

Dominique Fernandez voit en lui le " pivot de la modernité musicale russe dans la seconde moitié du XXe siècle ". À ce titre, Alfred Schnittke fait figure d’héritier de Dimitri Chostakovitch. S’ils ne partagent pas le même langage musical, les deux compositeurs ont en commun le " lyrisme philosophique " développé par Chostakovitch à la fin de sa vie, lorsque, écrit Schnittke, " les thèmes de son propre passé musical se mêlent à des thèmes empruntés au passé. Le collage obtenu est alors saisissant : on assiste à une objectivisation, l’individuel se confondant avec l’universel ". Cette démarche peut sembler inégalement convaincante quant au résultat purement musical. Mais la capacité de Schnittke à digérer les styles les plus divers, de Stravinsky à Ligeti, en passant par le rock et toutes les obédiences d’avant-garde, lui a permis de forger un style reconnaissable entre tous, qu’il résuma sous le terme de " polystylistique ". Il a ainsi inventé un geste vif, où l’angoisse naît de la juxtaposition du sublime et du trivial, du vieux et du neuf, de la simplicité et de la complexité. Ce paradoxe constant provoque dans sa musique une tension particulière, à la fois expressionniste et cathartique, qui s’exprime dans des partitions désormais classiques comme le Concerto pour piano, le Quintette ou la Sonate pour violoncelle n° 1. On y retrouve un véritable théâtre instrumental qui réussit à émouvoir par sa puissance incantatoire. Car Schnittke possède, toujours selon Fernandez, un " génie amalgamant " qui éclate là avec une force extraordinaire. Au sein de son vaste corpus, la musique chorale, la plus archaïsante, occupe une place à part. Ici, nulle ironie. Peu de dérision. Moins de violence. Pour Schnittke, catholique par sa mère, juif par son père et orthodoxe par la Russie, la musique chorale était comme un retour aux origines de la musique. Ainsi, les douze Psaumes de la pénitence forment un cycle d’une rare densité, qui compte parmi ses chefs-d’oeuvre.
Dépouillement et profondeur
Dans cette oeuvre créée en 1988 à l’occasion des célébrations marquant le millénaire de la christianisation de la Russie, Schnittke a mis en musique des poèmes du XVIe siècle pour le temps du carême, textes ayant en commun une attitude religieuse très intériorisée et un ton de mise en garde qui avaient pour Schnittke une résonance particulière. Il s’agit de l’une de ses partitions les plus dépouillées et les plus profondes. D’un point de vue stylistique, il abandonne ses techniques habituelles de collage et cherche au contraire l’intensité dans la raréfaction. Reste une forme de syncrétisme qui relie les Psaumes au reste de sa production. Schnittke s’inspire du chant byzantin et de la déclamation syllabique traditionnelle, qu’il associe à des techniques plus "modernes ", issues des expériences sonoristes. Ces prières alternent ainsi plaintes et adresses à Dieu dans un message final d’espérance.Véritable pièce maîtresse de la musique sacrée de Schnittke, plus encore que le Requiem ou que le Concerto pour choeur, cette cathédrale sonore a déjà connu plusieurs enregistrements: Stefan Parkman et le Choeur de la Radio danoise (Chandos), Tonu Kaljuste et le Choeur de la Radio suédoise (ECM), et enfin Marcus Creed et le SWR Vokalensemble Stuttgart (Hans sler). Celui de Tonu Kaljuste avait jusqu’alors notre préférence. Mais Hans-Christoph Rademann, qui a travaillé à partir du manuscrit autographe, offre avec l’extraordinaire RIAS Kammerchor une lecture exemplaire, d’une lisibilité constante, qui sait préserver les richesses de cette oeuvre étrange, aux mystères inépuisables.