Nelson Goerner : SAVOUREUSES HARMONIQUES

À chaque disque, le pianiste installe une même sérénité et un même équilibre propices à l'ampleur ronde du souffle.

Peu de pianistes donnent le sentiment d’une sérénité aussi belle, d’un équilibre parfait dans le geste. C’est le cas à chaque nouveau disque de Nelson Goerner. Quelle qu’elle soit, la respiration semble aller de soi, baignant dans une sorte de clarté heureuse. Cela n’empêche pas que les dynamiques s’affirment, parfois même avec violence comme dans la Polonaise op. 44.
Pourtant, pas une note, pas un accord ne casse et ne vient rompre l’ampleur ronde du souffle. Il est vrai que l’harmonisation réalisée par Michel Brandjes, responsable, entre autres, des pianos au Concertgebouw d’Amsterdam, est digne de tous les éloges.
Les harmoniques de l’instrument, pleines et savoureuses, irriguent un phrasé et des plans sonores d’une logique imparable et d’une conception déterminée: elle apparaît avant tout narrative, portée par un élan, un caractère épique qui ne cède jamais au grandiose. La " grandeur " de Chopin n’est pas celle de Liszt. L’interprète le démontre en utilisant une palette d’attaques jusqu’à la scansion, sans donner l’impression de forcer le trait. La partie médiane de la Polonaise, avec ses échappées rêveuses, associe alors ce qui semble improbable, à savoir la chaleur et la véhémence.
La Berceuse joue de sa forme libre, d’une irrégularité tout aussi rêveuse. Ses ornements possèdent juste ce qu’il faut de capricieux, d’esprit de la boîte à musique avec la légèreté valsante d’harmonies si dissonantes. Celles-ci se métamorphosent en caresses sonores lorsqu’elles sont déliées, comme ici, avec le plus grand naturel.La Barcarolle rappelle par sa liberté de ton celle de Magaloff, pianiste de l’instant, amoureux du bel canto de Bellini capable de créer en quelques mesures un paysage émergeant de la brume. Grâce à Goerner, nous le contemplons à nouveau depuis une calèche ! Sous ses doigts, les rythmes bougent imperceptiblement, dans un délicat balancement qui organise l’ardeur du mouvement et le faste sonore lorsque la lumière se fait plus vive.
De mois en mois, le nombre de versions des Préludes ne cesse de croître. Dans la présente lecture, le pianiste nous offre une confidence amoureuse dans une continuité douloureuse. Nulle rupture comme chez Grigory Sokolov dont les Préludes s’improvisent génialement (DG). Chez Goerner, le son est projeté en fonction de la valeur expressive de la phrase. Il est parfois retenu avec un imperceptible rubato, jouant du médium-grave d’une grande beauté de l’instrument. Il est aussi direct, affirmatif et sans aucune délicate arabesque.L’élégance demeure pourtant sauve grâce à la main gauche, aussi précise que légère. Elle assure le dynamisme du discours, sans jamais céder à la facilité qui consisterait à séduire à tout prix.
Tout ce qui provient d’un risque calculé, ce que l’on perçoit la plupart du temps chez les interprètes a disparu, comme si l’univers musical si particulier de Chopin glissait des doigts de Goerner. Décidément, la discographie de ce musicien ne compte aucun faux pas. Un album magnifique.