Cet entretien, réalisé à Paris, a été publié dans le n°47 de Classica en novembre 2002.
Le nouveau directeur musical de l’Orchestre national de France, l’allemand Kurt Masur, a choisi Beethoven pour inaugurer son règne parisien. Il livre sa vision du testament beethovénien que sont les neuf Symphonies.
" J’ai décidé de programmer les Symphonies de Beethoven avec l’Orchestre national de France pour différentes raisons. Tout d’abord, elles peuvent être travaillées et données en concert en un temps restreint. Envisager une intégrale des Symphonies de Haydn, par exemple, serait un travail beaucoup trop long ! J’avais d’abord pensé aux Symphonies de Brahms, mais elles ont été jouées il y a deux ans par l’autre orchestre de Radio-France, le Philharmonique. La publication d’une nouvelle édition des partitions des symphonies nous a alors encouragés à nous diriger vers Beethoven. Déjà, dans les années, alors que je travaillais en Allemagne de l’Est sur ces œuvres, j’avais remarqué plusieurs différences entre les manuscrits et les premières éditions. Il était frustrant à l’époque de constater que personne n’avait envisagé d’édition critique vraiment fiable de ces Symphonies, alors que les partitions dont on disposait contenaient beaucoup d’erreurs… Nous avons d’abord donné la nouvelle version de la Cinquième Symphonie, en collaboration avec les éditions Peters. Ce travail est aujourd’hui poursuivi par les éditions Breitkopf & Härtel, et ce sont les nouvelles partitions de cette maison que nous utilisons. J’y adhère totalement. Ces partitions ne proposent pas seulement une musique neuve, mais elles mettent également en valeur les idées de Beethoven et l’esprit de sa musique. De plus, même si les Symphonies de Beethoven sont toutes différentes, il est passionnant de mener un travail global sur l’intégralité de ces œuvres.
Les Symphonies à la loupe
J’ai beaucoup étudié les rapports entre la vie et l’œuvre de Beethoven et je trouve qu’il était finalement plus prêtre que compositeur, délivrant de vrais messages dans chacune de ses symphonies, y compris les premières. La Deuxième Symphonie est peut-être en partie inspirée par La Flûte enchantée de Mozart, et on rencontre déjà, dans l’introduction, le thème du premier mouvement de la Neuvième (il chante). Ce n’est pas sans rapport avec son " Testament d’Heiligenstadt ", où il admettait son tempérament difficile, son extrême nervosité dans ses rapports à autrui, dûs à son angoisse de la surdité. La Troisième est habitée d’une fureur et d’un dramatisme qui célèbrent l’esprit de la Révolution française, incarné selon lui par Napoléon. Lorsque Napoléon est devenu empereur, Beethoven, furieux, a pris conscience qu’il ne s’agissait pas de glorifier la personne, mais bien l’esprit qui guidait le peuple. Jusqu’à cette Troisième Symphonie, Beethoven a contrôlé très scrupuleusement les éditions de ses œuvres ; il était encore assez vif pour se débattre avec ses éditeurs. Dans l’édition de la Quatrième, en revanche, on relève déjà de nombreuses différences entre partitions et publications. Dans cette symphonie, la lumière du premier mouvement succède aux ténèbres de l’introduction. Il est intéressant de noter que les Symphonies de Beethoven, contrairement à celles de la période romantique et notamment celles de Mahler, ne s’achèvent jamais dans la mélancolie ou la tristesse. Chez le compositeur, même dans les œuvres des périodes les plus malheureuses de sa vie, le conflit est toujours résolu par une sorte de victoire intérieure.
Dans la Cinquième, les malentendus dans les publications sont devenus encore plus profonds : Mendelssohn, par exemple, relevant une erreur d’édition, a supprimé la reprise du scherzo et en général, personne ne fait la reprise dans le finale. Grâce à ses nouvelles partitions, la Cinquième Symphonie prend des dimensions bien plus remarquables, devient beaucoup plus convaincante et gagne en " grandeur " ; cela introduit une nouvelle temporalité dans cette sorte de conflit, qui apparaît au premier mouvement, perdure et se brise dans le dernier : on est passé de la nuit à la lumière. La nouvelle édition de la Sixième Symphonie est également exemplaire : son manuscrit a été mal interprété par le premier éditeur. Alors que Beethoven avait écrit " Je voulais que les deux violoncelles ne jouent pas ", les silences du premier et du second violoncelle ont été supprimés dans le mouvement lent. Rétablis, ils changent l’équilibre global, qui gagne en transparence. La Septième Symphonie ne présente pas de tels écarts : elle s’inspire de la musique de la Révolution française et en particulier d’une marche de Gossec. Pour la Huitième, on a découvert que sa composition datait de la même époque que sa lettre à " l’immortelle bien-aimée ". C’est un fait remarquable, car cette lettre a dû être écrite avant la composition de cette symphonie, une œuvre très joyeuse : c’est donc un adieu à l’amour, à une amitié profonde avec la femme aimée, ce à quoi Beethoven aspirait le plus. Ce rêve s’est envolé avec la Huitième. Après cette partition, qui marque une véritable rupture, il s’est trouvé incapable de composer une nouvelle symphonie et ce, pendant dix ans. Enfin, il y a eu la Neuvième et la Missa Solemnis. Lorsqu’il a commencé à composer la Neuvième, Beethoven était totalement sourd et pourtant, ce handicap semble l’avoir conduit à composer une œuvre qui exalte l’espérance, la foi en l’humanité, la communion des hommes dans la joie, la victoire finale de la lumière sur les ténèbres. Son aboutissement reprend l’esprit qui domine, à mes yeux, tout le cycle de ses symphonies : cela, je voudrais le faire comprendre au public.
Toutes ces symphonies sont extrêmement touchantes mais le passage le plus enthousiasmant est, pour moi, le début du premier mouvement de la Première car on ne s’attend absolument pas à ce qui va se passer : elle débute très différemment des symphonies de Mozart par exemple. En jouant et en étudiant sans cesse ses œuvres, j’essaie réellement de comprendre les idées de Beethoven, de savoir comment elles se sont développées dans sa musique, comment elles lui sont venues. Il faut regarder l’ensemble des symphonies comme un seul et même mouvement, et c’est ce que j’aimerais communiquer au public. Aujourd’hui nous sommes prêts à comprendre comment un tel développement a pu se réaliser : il est autant dû à la maturité du génie de Beethoven qu’à la dimension de son message. Ce message, hérité de la Passion selon Saint Matthieu de Bach, transparaît également dans l’œuvre de Gustav Mahler. Le style musical de la Neuvième est incroyablement nouveau. Le début sonne comme un coup de tonnerre. La forme est encore classique, même si l’on y perçoit déjà l’esprit romantique. Pour ma part, l’œuvre qui me donne le plus de mal dans ce cycle est incontestablement la Neuvième Symphonie. Je pense d’ailleurs avoir fait des erreurs d’interprétation dans de nombreux concerts. L’essentiel est de convaincre le public que la symphonie ne se résume pas seulement au dernier mouvement, pour qu’il ne soit pas en attente durant les trois premiers ! L’expérience, je pense, me permet d’y parvenir.
Interpréter les Symphonies
Je travaille sur ces symphonies depuis de nombreuses années et beaucoup de choses ont évolué. Notre connaissance de la musique de Beethoven a également beaucoup progressé, notamment grâce aux nouvelles éditions. Je ne rejette pas pour autant les interprètes du passé, qui ont toujours à nous apprendre eux aussi. Les versions historiques nous montrent que la musique ancienne ne doit pas être forcément jouée sur instruments anciens. La musique sur instruments d’époque nous a certes permis d’écouter cette musique comme elle a pu être entendue à l’époque… Mais ce n’est qu’aléatoire, car du temps de Beethoven, les salles de concert étaient différentes, plus petites, avec plus de réverbération. Je me souviens par exemple avoir entendu un étudiant diriger la Troisième à la Philharmonie de Bratislava en Slovaquie. Il y avait cinq premiers violons, quatre seconds violons, trois altos, deux violoncelles et une contrebasse. J’ai apprécié l’équilibre entre les vents et les cordes, car jamais les uns n’écrasaient les autres. Mais tenter ce genre d’expérience dans des salles de deux mille places, c’est une gageure, voire une absurdité. Dans ces salles d’autrefois, il y avait tellement de réverbération qu’on ne se rendait pas compte du petit effectif du pupitre des cordes. On ne peut pas jouer ces œuvres avec les mêmes effectifs dans les salles de modernes mais j’ai appris beaucoup de ce genre d’interprétation ; j’imagine comment cela sonnait et j’essaie de retrouver cette clarté ; mais je ne ferai pas l’erreur de trop compter sur les instruments anciens. En écoutant la Passion selon Saint-Matthieu par le New York Philharmonic, on ne peut nier que l’orchestre a compris l’esprit de l’œuvre et qu’il en est possédé. J’attends la même chose de l’Orchestre national de France.
Je connais l’Orchestre national et je sais dans quelles directions le mener. Cet orchestre a de grandes ambitions, ses musiciens veulent atteindre l’excellence et ils ne manquent pas d’imagination musicale. J’aime cet orchestre et je crois en ses musiciens, car ils sont capables de combler toutes mes attentes. Commencer notre travail avec, comme unique programme, la répétition de ces neuf Symphonies est comparable à un nouveau départ car il faut trouver à chaque fois une certaine pureté d’approche. Je crois en notre succès. Ce programme m’a également permis de travailler la pâte sonore de l’orchestre. Pour une sonorité sombre, dans le mouvement lent de la Troisième, ou de la Septième par exemple, il faut donner une grande profondeur aux basses, ne pas les jouer comme les orchestres italiens. Je n’ai eu aucun mal à obtenir cela du National ; je l’ai également constaté dans la Neuvième de Dvorak la saison dernière, l’orchestre a su tout de suite trouver le son juste. Après cette intégrale des symphonies de Beethoven, j’aimerais travailler sur le cycle des symphonies de Mendelssohn, que je trouve passionnant et peut-être aussi, bien que l’Orchestre philharmonique l’ait déjà fait récemment, sur les symphonies de Brahms et de Bruckner. "
Masur : nos archives (II)
Radio Classique
Classica rend hommage au grand maestro et republie ses entretiens avec Kurt Masur