« Quand j’arrive sur scène, je ne pense pas, j’ai pensé », disait Aldo Ciccolini. Nul doute qu’il aurait apprécié le piano de Lucas Debargue, musicien qui, à l’évidence, suit le même précepte. Dans ce programme, où il faut renoncer à chercher un fil conducteur, le pianiste français, quatrième prix du dernier Concours Tchaïkovski mais personnalité la plus affirmée de l’épreuve pour beaucoup, nous livre ses pensées.
Chaque partition est d’abord une histoire, une peinture de phrases sonores, une chorégraphie imaginaire dans laquelle la fantaisie s’équilibre souvent périlleusement avec le style adéquat. Ce sont, en premier, les échos mauresques de la Sonate K.24 de Scarlatti, les pas des ballerines de la K.132 qui transposent leur fandango et sonneries de cor au XXIe siècle. Avec la Ballade n° 4 de Chopin, pastorale déjà fauréenne qui suffoque d’enthousiasme, Lucas Debargue respire tout aussi « juste ». Plus soucieux des silences, de maîtriser le temps, il organise son espace, refuse de se plier à toute règle, hormis celle que guide sa propre rigueur. Rigueur et rugosité s’imposent dans la Méphisto-Valse.
Peu de pédale, des traits cinglants plus proches du violon que du piano, une sensualité torturée…, l’idée de la folie qui se refuse avec entêtement à la beauté fait songer à Cziffra. Seule différence avec le pianiste hongrois, cette flamme sur laquelle le pianiste – avantage de l’âge – n’ose trop souffler de peur de l’incendie. Il mesure ses risques. Gaspard de la nuit, si personnel, n’a plus la fragilité électrisante à couper le souffle des épreuves du Concours Tchaïkovski que l’on vit en direct. On évolue rapidement au contact du public. Fée aquatique, carcasse d’un pendu, gnome démoniaque… les mouvements ne perdent pas leur concentration mais on ressent que le pendu domine par l’effroi, Scarbo libérant son âme.
Grieg et Schubert touchent par leur nostalgie moins nordique et autrichienne que slave. On ne quitte pas si aisément la littérature.
Scarlatti : Sonates K.208, K.24, K.132, K.141
Chopin : Ballade n°4
Liszt : Méphisto-Valse n°1
Ravel : Gaspard de la Nuit
Grieg : Pièce lyrique op.47 n°3
Schubert : Moment musical D 780 n°3