La discographie du Poème de l’extase se réduit à une trentaine de versions, gravées, en majorité, à l’ère de la stéréophonie. Enregistrer une telle masse sonore relevait avant cette période du défi insurmontable. Pourtant on trouve quelques lectures monophoniques, témoignages historiques instructifs. C’est le cas des cinq versions de Leopold Stokowski dont la première fut gravée en 1932 avec le Philharmonia (Andante). Une lecture épique et finalement plus inspirée que celles qui suivirent (1959 avec Houston; 1968, New Philharmonia ; 1969, RPO). Le mauvais goût inspira plus souvent le chef américain jusqu’à son ultime et surprenant disque avec le Philharmonique tchèque (Decca, 1972). La clarté et l’équilibre de cette version (sans parler de l’excellente prise de son) nous incitent à la réserver pour l’écoute. Deux autres chefs russes ont marqué " historiquement " la partition. Nikolaï Golovanov, tout d’abord, dont la gravure à la RTV d’URSS assure un " spectacle " pour le moins délirant (Bohème, 1952).
Ajoutons Evgeny Mravinsky, d’une carrure impressionnante. Malgré le travail de réédition de Praga Digitals, la gravure avec le Philharmonique de Leningrad (Melodiya, 1958) demeure d’une qualité sonore précaire pour une écoute comparée.
Du côté des chefs occidentaux, on sera tout aussi frustré par la version de Dimitri Mitropoulos avec le Philharmonique de New York (Urania, 1953), plus excitante, il est vrai, que les deux moutures de Pierre Monteux, trop tenues, respectivement avec San Francisco et Boston (RCA, 1947 et 1952).
De l’inutile et de belles surprises
On trouvera peu de "catastrophes" dans la discographie du Poème de l’extase mais des versions inutiles car inabouties, plus à même de valoriser une chaîne hi-fi que le message essentiel de la musique. Citons, pêle-mêle, Daniel Barenboim et l’Orchestre de Paris (Warner, 1990), Eugène Goossens et le Philharmonia (Emi, 1956), Igor Golovchin et le Symphonique de Moscou (Naxos, 1995), Dimitri Kitaenko et le Philharmonique de Bergen (Virgin, 1991), Eliahu Inbal et la Radio Symphonique de Francfort (Philips, 1979), Leif Segerstam et le Philharmonique de Stockholm (Bis, 1991), Yuri Temirkanov et le Philharmonique de Moscou (Brilliant, 1970), Mikhail Pletnev et l’Orchestre national de Russie (PentaTone, 2015), Valery Gergiev et l’Orchestre du Kirov (Philips, 1999). Au fil de notre sélection, nous relevons une rareté: un concert d’Antal Dorati avec le Concertgebouw d’Amsterdam, un live exceptionnel de 1984 dans lequel l’orchestre prend des risques à la mesure de ses moyens (Q. Disc).
Nous retournons dans le " banal " avec Claudio Abbado, et le Symphonique de Boston, qui échoue dans une lecture purement debussyste, à la limite du contresens (DG, 1971). Vladimir Ashkenazy, avec le RSO de Berlin (Decca, 1990), sombre avec pesanteur dans le même travers. Riccardo Muti, avec l’Orchestre de Philadelphie, s’enterre dans une conception post-tchaïkovskienne grandiloquente (Emi, 1990). Toujours sur la côte Est des États-Unis, Lorin Maazel est plus chanceux avec Cleveland. Sa version récemment rééditée (Decca, 1971) bénéficie de cordes magnifiques. Autres approches, nord-américaines, cette fois-ci, de première force avec Neeme Järvi, Pierre Boulez et Giuseppe Sinopoli. Neeme Järvi dispose de la puissance rutilante du Symphonique de Chicago. Il offre une lecture élégante, d’une veine " straussienne " intéressante (Chandos, 1989). Restons à Chicago avec la version de Pierre Boulez (DG, 1995), très analytique, aux antipodes des " climats russes ". Elle intrigue tout autant que la première mouture du chef français avec le Philharmonique de New York (Sony, 1972) ; il était alors dans sa période post-wagnérienne ! Enfin, comme souvent dans les discographies en aveugle, nous retenons le témoignage de Giuseppe Sinopoli avec le Philharmonique de New York. Avec le chef italien, nous ne sommes jamais à l’abri d’une surprise!
Les huit versions
Pierre Boulez, avec le Philharmonique de New York, promettait une belle surprise… Il n’en est rien ! Malgré une prise de son rutilante, ni PV ni PD n’ont adhéré à l’univers sonore du chef français. Le caractère monochrome de cette version lui est reproché : " pas assez dans le détail, trop passive, pas d’enjeu véritable " (PV), " un ensemble composé de blocs sonores massifs et sans âme véritable " (PD). Elle a seulement trouvé grâce aux oreilles de SF, " plutôt séduit par le caractère mystérieux et une dimension sensuelle assez debussyste ". Boulez, en 1972, bénéficie d’un orchestre opulent mais trop dans le son et si peu dans les intentions. Une vraie déception.
Nous retrouvons un autre orchestre américain, le Symphonique de Chicago, sous la baguette de Neeme Järvi. Les avis sont à nouveau partagés mais, cette fois, en sens inverse! SF avoue en effet sa surprise face " à une dynamique assez restreinte, une certaine passivité voire neutralité de ton ". PV et PD sont en revanche séduits par la beauté et la tenue de l’orchestre. " Il paraît débarrassé de tout vibrato, se déployant avec fluidité et un caractère félin " (PV).
Ce luxe sonore un peu orientalisant, dosant les pupitres et qqq notamment une trompette fondue dans la masse, possède ses limites. Dans le second extrait, PD regrette " une trop grande tenue, un manque de russité ". Une telle maîtrise, alors que l’orchestre dispose à l’évidence de moyens remarquables, finit par lasser. Le finale est d’une grande puissance mais demeure trop dans le confort. Aucune surprise donc, pas d’élan ou de projection sonore qui nous fasse frémir. Un bon témoignage " standard ".
Lorin Maazel bénéficie à son tour de la beauté d’une phalange nord-américaine. L’Orchestre de Cleveland, à l’inverse de celui de Chicago, creuse l’oeuvre dans le détail. Le tempo est assez retenu et la splendide prise de son met en valeur la richesse inouïe de l’écriture. PD résume la première impression : " Du grand symphonique mais sans l’extase. " Cette version sans nécessité artistique réelle se bonifie par la suite. Même si l’interprétation manque de volupté, l’élégance du galbe sonore produit son effet (SF, PV). PD est de moins en moins enthousiaste, lassé par une approche qui s’en tient uniquement au couleurs et non au message de la musique.
Cette lecture démonstrative offre un finale plus narratif et, finalement, romantique qu’on aurait pu le supposer. SF et PV sont à nouveau séduits alors que PD estime qu’elle se situe à la limite du contresens. Une version qui " creuse " assurément les avis.
Superbe maîtrise des masses sonores
Leopold Stokowski et le Philharmonique tchèque : voilà une belle surprise et une version impossible à identifier ! Elle surprend tout d’abord par la conception du chef. " On se croirait dans la Seconde Suite de Daphnis et Chloé ! " (PV).
L’oeuvre prend forme lentement, comme si tous les éléments de la partition s’agrégeaient au fur et à mesure. L’évolution de l’interprétation est radicale. " Toute entière dans la pulsation, elle se construit par vagues sonores parfaitement contrôlées " (SF). " C’est comme si l’éparpillement des voix avait cessé au profit d’une effervescence permanente " (PV). L’orchestre et le chef révèlent un tempérament passionnant, de même qu’une superbe maîtrise des masses sonores, maîtrise qui se poursuit sans faillir dans le finale. On apprécie le caractère direct de la lecture, débarrassée de toute massivité. Elle gagne en clarté et en caractérisation des pupitres ce qu’elle perd en dimension orgiaque. Une approche originale.
Écoutons Pierre Boulez, en 1995 avec le Symphonique de Chicago ! Autant la lecture avec New York paraissait massive, autant celle-ci entre dans le détail de la partition. Pourtant, le climat introductif est celui " d’une immobilité planante qui rappelle les climats symphoniques de Szymanowski " (SF). Un tempo assez lent met en valeur " une plastique incroyable, un travail d’orfèvre quant au dosage des nuances " (PH).
La réalisation grisante, la plénitude sonore et l’élasticité des phrasés ne faiblissent à aucun moment. Ce " vaisseau sonore ne cède jamais à l’effet facile et creuse l’orchestre en profondeur " (SF). On attend beaucoup (trop !) du finale. La démarche pourtant cohérente du chef nous laisse sur notre faim jusque dans les deux ultimes crescendos. Le refus de toute concession à la dimension charnelle de l’oeuvre déçoit, mais une telle démonstration orchestrale mérite d’être entendue.
Antal Dorati et le Concertgebouw offrent une lecture magistrale. L’expression des climats, avant tout, fascine. " Nous sortons progressivement de la langueur pour découvrir une dimension menaçante qui n’existe pas dans les autres versions " (SF). Le scintillement très personnalisé des pupitres, le fait qu’il s’agisse d’un live accentue l’intrusion des pupitres d’une virtuosité extraordinaire. Nous saluons des cuivres rugissants, un violon solo qui en " fait trop ", " la sincérité des atmosphères, l’urgence des contrastes de plus en plus conflictuels " (PV), mais aussi " le bouillonnement des idées, la clarté de la direction " (PD).
Scintillement des pupitres
Les réactions quasi imprévisibles des pupitres sont exacerbées par la magnifique intelligence musicale du chef. Violence et élégance se combinent dans des timbres d’une noirceur unique : " Certains passages font ainsi songer au Château de Barbe-Bleue de Bartók " (SF). Ce chef " voit loin et obtient le maximum d’un orchestre d’une souplesse prodigieuse " (PV, PD). Une version ignorée de la discographie et, pourtant, l’une des plus passionnantes de notre écoute.
Retrouvons le Philharmonique de New York, cette fois sous la baguette de Giuseppe Sinopoli. L’interprétation nous fait entrer dans des atmosphères successives avec une logique imparable. Du ravissement au mystère, à l’inquiétude, à la colère, sa lecture est mouvante. L’originalité des dialogues pétillants entre les pupitres (bois et cordes, par exemple) révèle une direction qui fourmille d’idées tout en libérant les solistes. Même si PD regrette que cette lecture tienne encore trop l’orchestre, on est emballé par son lyrisme postromantique qui rappelle Strauss. Le finale apparaît comme " rédempteur, digne de la Huitième Symphonie de Mahler " (PV) ! Cette version personnalisée, véritablement orgiaque et servie par une prise de son magistrale, exalte une vision positive de la partition. À découvrir absolument.
Inclassable
Déroutante, voire sidérante, la version d’Evgeny Svetlanov demeure inclassable. Dès les premières mesures, la sensation de menace, de l’irrémédiable glace. La dureté de l’orchestre le live est excellent affirme avec une puissance sans limite la pulsation de l’écriture. La dimension hystérique de la partition se révèle comme nulle part ailleurs. " Nous alternons entre les tensions les plus électrisantes et l’abandon le plus fatal " (PV) dans " un déferlement de violence porté par une trompette solo concertante " (PD). Nous assistons à un combat titanesque dans lequel l’orchestre semble jouer son existence (SF). Une urgence vitale, irrépressible. Les deux derniers crescendos, séparés par un immense silence, et la puissance des accords ultimes qui ne semblent jamais finir " se déploient comme un geste devant un horizon infini " (PV). Oui, vraiment, voici l’un des grands concerts de l’Histoire du disque.
LE BILAN
1 EVGENY SVETLANOV
BBC LEGENDS 1968
La version la plus délirante de toutes, le témoignage " historique " par excellence. Des musiciens qui semblent jouer leur vie.
2 GIUSEPPE SINOPOLI
DEUTSCHE GRAMMOPHON 1988
La dimension orgiaque de l’oeuvre, portée par la conception personnelle et originale du chef italien. Un disque méconnu et passionnant.
3 ANTAL DORATI
Q. DISC 1984
Le caractère d’un orchestre qui découvre la partition et la magnifie, en concert, grâce à des pupitres d’une saveur inouïe. Une rareté.
4 PIERRE BOULEZ
DEUTSCHE GRAMMOPHON 1995
Une qualité de mise en place magistrale. Un Scriabine à la plastique impressionnante mais trop contenue.
5 LEOPOLD STOKOWSKI
DECCA 1969
L’élégance des pupitres du Philharmonique tchèque. C’est presque de la musique française avec un charme oublieux de la folie.
6 LORIN MAAZEL
DECCA 1971
Une véritable démonstration d’orchestre qui peut être une bonne version pour découvrir l’oeuvre. Sans frisson, hélas.
7 NEEME JÄRVI
CHANDOS 1989
Peu de caractère dans cette lecture dont on perçoit la qualité des moyens utilisés, hélas, sous-employés.
8 PIERRE BOULEZ
SONY CLASSICAL 1972
Une " machine " orchestrale qui tourne sans se poser de questions et lasse finalement par le peu d’engagement et d’idées.
Participants : Pierre Doridot (PD), Stéphane Friédérich (SF) et Philippe Venturini (PV)
LE «POÈME DE L’EXTASE» DE SCRIABINE
Radio Classique
Créé en 1908 à New York, ce « Poème orgiaque » en un mouvement exalte des idées mystiques. Cette expérimentation sonore interprétée par un orchestre hors normes exige sinon de la démesure, en tout cas un défi.