Une discographie systématique de ce concerto, l’un des plus célèbres du répertoire, était impossible tant les versions abondent. Mais quelques repères permettent d’expliquer la sélection effectuée ici. Les enregistrements les plus anciens remontent aux années 1920. On retient notamment ceux de Fritz Kreisler – avec Leo Blech (Naxos, 1926 – qui arrive en finale) puis Landon Ronald (Biddulph, Naxos ou Strings, 1935). Joseph Szigeti, bien plus sobre, signera lui aussi trois versions : avec Hamilton Harty (EMI, 1928), Thomas Beecham (Andante ou Naxos, 1933 – c’est celle que nous retenons) et Bruno Walter (Music & Arts, " live " 1941). Dans son premier enregistrement de l’œuvre, Yehudi Menuhin est aux côtés de Georges Enesco, qui laisse trop de latitude au soliste (Naxos, 1938). C’est en fait sa version avec Furtwängler (EMI, 1952) qui participe à notre audition. Les rencontres de Jascha Heifetz avec Arturo Toscanini (Naxos, " live " 1944) et Thomas Beecham (Naxos, 1949) ne pouvaient être qu’explosives : deux luttes sans merci pour la suprématie. Loin de ce choc de titans se situe la communion de deux grands musiciens, Nathan Milstein et Bruno Walter, qui offrent l’une des versions historiques les plus abouties de l’ouvrage (Sony, Naxos ou Pearl, 1945). Milstein revient avec William Steinberg pour un enregistrement longtemps cité comme modèle (EMI, 1953). Étonnamment, il faudra attendre 1973 pour qu’il trouve un chef à sa mesure en Claudio Abbado (DG), dans une interprétation qu’on imagine mal ne pas retenir dans la comparaison finale.
Un couple électrique
Deux versions de David Oïstrakh sont datées de 1949, toutes deux aussi sereines, avec l’Orchestre symphonique d’État d’URSS dirigé par Kiril Kondrachine : l’une en concert (Brilliant, 1949), l’autre en studio (Urania ou DG, 1949). Nous retrouvons Oïstrakh en 1955 (Naxos), mais il n’arrive pas à nous faire découvrir la magie de cette partition, malgré la direction d’Eugene Ormandy (Naxos). Du coup, c’est le rival d’Oïstrakh au sein de l’école soviétique de violon, Leonid Kogan, que nous préférerons pour notre écoute : il fait un couple électrique avec Constantin Silvestri (Testament, 1959). Après un premier essai à moitié réussi d’Isaac Stern et d’Eugene Ormandy (Nota Blu, 1950), la seconde tentative (Sony, 1958) sera bien plus intéressante – et retenue pour la confrontation.Plus près de nous, Sarah Chang et Mariss Jansons (EMI, 1996), Renaud Capuçon et Daniel Harding (Virgin, 2003) ne réussissent guère à nous convaincre. De fait, la liste est longue des versions auxquelles il ne manque qu’un rien de souffle, qu’une meilleure entente entre soliste et chef ou qu’un peu plus de hauteur de vue de la part de l’un ou de l’autre des partenaires : Anne-Sophie Mutter, un peu timide face à son mentor Herbert von Karajan (DG, 1980), même si la version avec Kurt Masur (DG, " live " 2008) est mieux équilibrée ; Itzhak Perlman, qui, avec Bernard Haitink (EMI, 1983) ou Daniel Barenboim (Teldec, " live " 1996), ne parvient pas à retrouver l’équilibre et la netteté de son enregistrement avec André Previn (EMI, 1972), retenu pour notre écoute. Le jeu subtil de Gil Shaham se marie mal avec l’ardeur de la direction de Giuseppe Sinopoli (DG, 1988), et Hilary Hahn, superbe soliste, est un peu étouffée par la trop grande présence orchestrale que lui impose Hugh Wolff (Sony, 2002). Enfin, il était impossible de ne pas faire concourir le fameux enregistrement de Maxim Vengerov avec Kurt Masur (Teldec, 1993), qui fut salué par toute la critique.
Menuhin mondain
Cette audition en aveugle, où prédominent les enregistrements historiques, réunissait Xavier Rey (XR), Éric Taver (ET) et Philippe Venturini (PV). Dans l’" Allegro " initial de Fritz Kreisler et Leo Blech (Naxos, 1926), " le violon paraît presque trop joli, un peu angélique, un peu étroit dans ses phrasés, et ne fait guère apparaître de différence entre les deux thèmes " (PV) ; pour ET, " le violon est assez plat, le second thème miaule un peu (la main sur le cœur) ". Le deuxième mouvement ne peut cacher son âge : " figé dans la même expression, avec un sourire un peu mièvre " (PV), avec " trop de glissandos et un ton de déclamation un peu suranné " (XR). Le finale est le plus discuté : " très belle sonorité, mais imprécisions, traits savonnés et orchestre banal " (PV) ; " beau staccato, archet impressionnant de longueur " (ET) ; " du charme avant tout, mais maîtrise instrumentale trop aléatoire " (XR).
La version de Yehudi Menuhin et Wilhelm Furtwängler (EMI ou Naxos, 1952) a vieilli. Dans l’" Allegro molto appassionato ", " l’orchestre très présent est plus investi que le soliste, qui apparaît plus décoratif qu’éloquent " (PV). Pour ET, " le violon pense à articuler, avec énormément de personnalité face à un orchestre dense et impliqué ". Le second mouvement est diversement apprécié : " une élégance anonyme à la limite de la monotonie " (PV) ; " un soliste très mondain, qui cherche à séduire et qui, pour ce faire, ne manque pas d’argument " (XR). Le finale ne relève guère le niveau de cette version historique : " très beau dialogue au début, puis l’orchestre devient assez lourd et le soliste a bien du mal à décoller " (PV) ; " le soliste en fait beaucoup pour plaire, même si ce n’est pas toujours d’un goût parfait et d’une fluidité extrême " (ET) ; " un soliste dont la technique hasardeuse est une entrave au discours " (XR).
Malgré son âge, l’enregistrement de Joseph Szigeti et Thomas Beecham (Andante ou Naxos, 1933) sait encore séduire. Dans le premier mouvement, " le soliste prépare autre chose que de simples phrasés élégants ; le deuxième thème fait un beau contraste, plus lumineux, plus insouciant " (PV) ; ET y décèle " une atmosphère tragique étonnante, avec un second thème très humain " et XR " de très beaux coloris et un contraste bien marqué entre un premier thème plutôt tragique et un second plus radieux ".
Szigeti à la peine
Si, dans l’" Andante ", PV entend " un violon toujours aussi éloquent, d’une grande noblesse " et ET " un doux balancement, une vraie profondeur dans le chant ", dans le finale on constate " quelques approximations, le soliste jouant plus sur l’articulation que sur la durée " (PV), " un soliste pas très à l’aise, voire à la peine " (ET) ou encore " pas toujours triomphant, avec quelques défauts de justesse " (XR).
Dans l’" Allegro ", Leonid Kogan et Constantin Silvestri (Testament, 1959) font presque l’unanimité : " une sonorité splendide, un archet royal " (PV), " un archet précis, élégant " (ET), " un très beau sens de la mélodie, beaucoup de luminosité dans la sonorité " (XR). Le second mouvement offre " une belle et grande éloquence avec un orchestre qui suit très bien son soliste " (PV), avec " un violon superbe, qui fait preuve de beaucoup d’émotion et de pudeur et que l’orchestre laisse chanter " (XR). Le finale nous fait découvrir " un Mendelssohn joyeux et d’une folle énergie, un violoniste toujours conquérant et une direction d’orchestre intelligente " (PV) ; il laisse toutefois ET perplexe " à cause d’un violoniste très élégant dans les mouvements précédents, mais qui, ici, fait preuve de plus de force que de noblesse ".
Dans son premier mouvement, l’enregistrement d’Isaac Stern et d’Eugene Ormandy (Sony, 1958) " offre un violon riche en couleurs et un orchestre remarquable qui relance sans arrêt le dialogue " (PV) ; " l’orchestre solide et le violon batailleur renouvellent le discours ", note ET, tandis que XR apprécie que les deux interprètes " présentent le premier thème presque comme une improvisation et recherchent toujours dans la mélodie ou dans les traits les plus beaux coloris possibles ". L’" Andante ", " d’une fragilité très expressive, presque une prière " (PV), nous donne à entendre " une triste cantilène, un peu désuète, mais très touchante " (ET) et cache " bien des douleurs derrière un sourire de façade " (XR).
Une douleur secrète
Dans le finale, " la sonorité ne cherche pas à plaire, mais avant tout à exprimer une sorte de douleur secrète " (PV) ; une fin qui " atteint son but, plaire encore et toujours, grâce à un violon presque trop beau " (ET). XR est somme toute mesuré : " emphase et triomphalisme sont les deux qualités (ou défauts) de ce finale ".
Dès le début, Nathan Milstein accompagné par Claudio Abbado (DG, 1973) est " impressionnant d’autorité, de maîtrise et bénéficie d’un orchestre puissant mais jamais épais " (PV) ; il ne manque " ni de tonicité, ni de fraîcheur, ce qui renouvelle l’approche de Mendelssohn malgré quelques brusqueries dans les interventions orchestrales " ; XR est enthousiaste : " chef et orchestre se surpassent ".
Vengerov irrésistible
Le consensus ne s’établit pas autour de l’" Andante " : si PV apprécie " un vrai discours avec beaucoup de nuances ", ET y discerne " un violon chantant d’une façon qui va un peu contre le fil de la musique " (ET) ; " c’est bien dans la continuité du premier mouvement, ajoute XR, avec un violoniste qui joue les grands seigneurs avec beaucoup de noblesse et de distinction ". Dans le finale, Milstein fait l’unanimité : un soliste " qui pose des questions et n’est pas seulement décoratif " (PV), " qui prend plaisir à jouer et qui adopte des phrasés peu communs " (ET) et qui possède " une époustouflante aisance et fait entendre toutes les différences entre les passages liés et détachés " (XR).
Dans son premier mouvement, la version d’Itzhak Perlman et d’André Previn (EMI, 1972) ne convainc pas entièrement PV, qui trouve l’orchestre " lourdingue : soliste et orchestre ne jouent pas la même œuvre " ; ET est séduit, qui entend " un orchestre à l’image du violoniste, assez épais et intense mais nullement lourd ", et XR admire " la superbe technique et le chant du soliste aux côtés d’un orchestre que l’on souhaiterait parfois un rien plus souple ". Dans l’" Andante ", " le climat automnal convient bien au soliste qui semble résigné mais jamais larmoyant " (PV). Deux avis contraires se manifestent : ET, pour qui " comme dans le premier mouvement, on entre petit à petit dans l’univers sonore du violoniste ; ce n’est pas un séducteur dans l’instant " ; et XR, qui reproche " une mariée trop belle, un ton un peu racoleur et manquant donc de pudeur ". Dans le finale, en revanche, l’unanimité se fait : " tout en légèreté, en finesse, cela pétille " (PV) ; " un état de grâce, un soliste qui parvient à rebondir et à chanter " (ET) ; " un vibrato toujours un peu appuyé, mais quelle légèreté et quelle sonorité ! " (XR).
Maxim Vengerov et Kurt Masur (Teldec, 1993) n’ont aucun mal à mettre les trois auditeurs d’accord. L’" Allegro " initial offre " un orchestre nerveux incisif, un violoniste radieux, impérial, élégant " (PV), " un violoniste tout à la fois libre et discipliné, qui donne de la matière à chaque note " (ET), " un orchestre très fluide parfaitement en phase avec un soliste à la sonorité divine et à la technique superbe " (XR). Le second mouvement voit se déployer " un lyrisme éperdu, irrésistible de beauté : peut-on imaginer une plus grande maîtrise de l’instrument ? " (PV) ; XR est sur un petit nuage :" tout est beau, presque parfait ". Le finale se situe aussi haut : " très fin, très raffiné, mais également très construit, avec un orchestre impeccable " (PV) ; " Vengerov s’amuse beaucoup, avec une énorme facilité face à un orchestre presque rossinien qui accompagne idéalement " (ET). XR renchérit : " tout y est ! légèreté, tendre allégresse, continuité de la ligne de chant et accompagnement de rêve ". On l’aura compris : lyrisme, tendresse et une jubilation de tous les instants placent cette version largement en tête de cette audition.
LE BILAN
1. Vengerov / Masur
Teldec 4509-90875-2
1993
2. Perlman / Previn
EMI 5 62591 2
1972
3. Milstein / Abbado
DG 453 142-2
1973
4. Stern / Ormandy
Sony SMK 66 827
1958
5. KOGAN /Silvestri
Testament SBT 1225
1959
6. Szigeti /Beecham
Naxos 8.110948
1933
7. Menuhin / Furtwängler
EMI 7 47119 2
1952
8. Kreisler / Blech
Naxos 8.110909
1926