ce premier entretien, réalisé à New York, a été publié dans le n°12 de Classica en mai 1999.
Vous êtes directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de New York depuis 1991. Quel type d’orchestre est-il ?
Le New York Philharmonic est un orchestre de tradition. Il est aussi vieux que le Philharmonique de Vienne, par exemple. On ne peut donc pas " changer ", mais seulement ajouter quelque chose à sa tradition, lui offrir son expérience, ses années de métier. Avant moi, il a fallu lui donner matière, corps, et je pense que dans ce siècle c’est Leonard Bernstein qui lui a dessiné son profil le plus marquant : il a tout rendu " vivant ", dans un cheminement très subjectif. Ensemble, l’orchestre et lui ont formé comme une équipe. Le New York Philharmonic est devenu plus " américain " : Bernstein lui a donné la flexibilité – ce qui est très rare. A la création de cet orchestre, la plupart des musiciens venaient d’Europe. L’un des premiers compositeurs à venir en Amérique et à faire vivre la musique fut d’ailleurs Dvorák. Il a fondé le Conservatoire de New York, et il a écrit la Symphonie du Nouveau Monde un peu comme s’il avait envoyé une carte postale à l’Europe, un message. Moi-même, je pense avoir un peu ressenti ce genre de sentiments quand je suis arrivé ici : j’ai grandi dans la tradition européenne de ce siècle, j’ai été en contact avec des orchestres français, italiens, russes, hongrois, bulgares, anglais, et j’ai entendu leur style original, quasiment originel. Chacun sait que tout orchestre a un son propre, différent, de par le répertoire qu’il interprète – Brahms sonne différemment en Allemagne qu’en France. L’apprentissage et la tradition m’ont appris à être sûr des styles. Cela ne veut pas dire que vous savez exactement comment donner à chaque œuvre sa vraie signification, mais cela vous met à l’abri. C’est ce qu’ont découvert bien plus tard, en Amérique, les jeunes chefs d’orchestre, et ce qui a été le plus grand problème : l’empreinte. Comprendre pourquoi Tchaïkovski sonne et doit sonner différemment de Brahms et pourquoi Dvorák sonne également différemment quand il est joué par un orchestre tchèque. Toutes ces choses ont dû être apprises, suivies, senties par le New York Philharmonic : pour que l’orchestre sonne russe s’il joue Tchaïkovski, tchèque s’il joue Dvorák et français s’il joue Debussy. C’est ce que j’essaie, grâce à mon expérience, de lui insuffler. Je me garderai bien d’oublier Pierre Boulez, qui lui a apporté toute sa science de la musique contemporaine, et Zubin Mehta, issu de l’école viennoise et de son apprentissage avec Swarowsky, l’expérience Mahler…
Qu’est ce qui différencie le New York Philharmonic de ses frères américains ?
Le New York Philharmonic n’a pas un son spécifiquement américain, contrairement à Chicago, où l’on sent encore la discipline de Reiner et de Solti, le pouvoir, la virtuosité, la véhémence – même s’il m’arrive parfois de la trouver particulièrement vaine et gratuite. A Cleveland, vous avez cette longue, longue période passée avec George Szell. Quelque chose de coupant, comme de l’acier, mais aussi de très raffiné, de merveilleusement façonné. Un son très uni, très égal, très beau. Il est peut-être le moins américain des orchestres. Ensuite, vous avez le romantique, l’explosif Orchestre de Philadelphie : beaucoup de couleurs, un son chaud, italien, flamboyant. Enfin, Boston, exceptionnellement coloré, qui a, lui aussi, acquis une très grande flexibilité, de par l’éclectisme de son répertoire. Pour moi, le New York Philharmonic a atteint toutes les richesses que je viens d’évoquer. Toutes et chacune d’entre elles. Parfois, quand nous travaillons Bach, le style vient très naturellement : la Saint Matthieu que nous avons jouée l’année dernière était exacte à tout point de vue : stylistiquement, pleine de goût et de sérieux. Jouer des chorals ou des lignes de récitatifs est très difficile à obtenir d’un orchestre philharmonique virtuose. Toutefois, si vous recherchez cette sonorité américaine incroyablement colorée, je dirais que le New York Philharmonic possède une brillance incroyable, quasi naturelle. Parfois, je laisse les musiciens jouer eux-mêmes des pièces comme Candide ou certaines partitions qu’ils avaient apprises avec Lenny Bernstein : curieusement, ce son américain, ils ne l’ont jamais autant que quand ils jouent tout seuls. C’est un réflexe qu’ils ont tendance à conserver quand certains chefs – Lenny Slatkin, par exemple – prennent la baguette. Avec Solti aussi, c’était frappant : ils jouaient immédiatement plus américain qu’avec moi. La flexibilité et " l’artisanat " de cet orchestre sont donc pour moi sans limites.
Vous-même, qu’avez-vous apporté ?
Ce qu’ils ressentent vigoureusement. En quelque sorte, l’expérience que j’ai eue avec Mozart, Beethoven et Brahms. Mais ce que j’ai dû ajouter à tout cela, c’est le sérieux : la manière dont le New York Philharmonic travaille maintenant. Ils travaillaient avant moi, bien sûr, mais il a fallu accentuer certaines choses. Ils manifestent une réelle ouverture à l’égard des jeunes chefs d’orchestre, quelles que soient les œuvres jouées, mais il faut vraiment les amener au plus haut niveau. C’est pour moi le plus bel accomplissement de notre travail, même si j’aimerais laisser plus que ça. Il faut donner à l’orchestre une assise, une position stable sur laquelle il puisse un peu reposer – ce qui était loin d’être le cas par le passé. Il a très souvent été sous-estimé et accablé de mauvaises critiques. Partout on écrivait à son intention : " Vous êtes de bons musiciens, alors pourquoi ne jouez-vous pas aussi bien que l’Orchestre de Cleveland, par exemple ? " Tout le monde oubliait alors qu’à l’heure où la plupart des orchestres américains répétaient de plus en plus, le New York Philharmonic connaissait certaines difficultés et répétait de moins en moins. Il ne faut jamais perdre de vue que si nous donnons au public, tous les soirs, des représentations d’un très haut niveau, il s’y habituera et portera un respect de plus en plus grand à cet orchestre. Alors, quand le public saura enfin que c’est l’une des meilleures phalanges du monde, le tour sera joué, et ma " mission " partiellement remplie. Pour que l’intérêt continue et pour que l’orchestre puisse grandir, nous devons aborder certains problèmes qu’il n’est pas toujours facile de résoudre. Je pense parfois que notre salle de concert, l’Avery Fisher Hall, ne nous donne pas toutes les satisfactions et toutes les possibilités que nous devrions avoir. L’oratorio Les Sept Portes de Jérusalem de Penderecki, par exemple, que nous venons de créer ici, aurait été beaucoup mieux à son aise au Royal Albert Hall de Londres. Trouver le lieu idéal pour les concerts de l’orchestre est ce à quoi mon imagination va s’employer dans les années à venir. Nous jouons de temps à autre gratuitement dans la Cathédrale Saint John the Divine, qui est un rendez-vous social, un lieu de fraternité très important, très touchant pour moi. J’aimerais de plus en plus jouer à l’extérieur, dans les parcs, profiter de la richesse de New York, et pouvoir disposer, près d’ici, d’une sorte d’amphithéâtre, construit avec de vieilles briques, dans le style ancien. Nous n’aurions pas besoin d’amplification, et les gens profiteraient de cette nature dont New York regorge. Chaque week-end, le public retrouverait les prairies, les espaces verts : ils font partie de leur vie, il faut en tenir compte. Nous ne devons jamais oublier que les arts – que vous alliez au musée, au concert ou au théâtre – enrichissent la vie des gens : c’est un travail dur qui nécessite une compétition féroce. En tant que chef d’orchestre, c’est pour moi une mission.
Avez-vous modifié certaines choses dans son répertoire ?
Oui et non. Il aurait peut-être été bien, par exemple, que je joue plus Mahler avec eux. Je ne dirige pas toutes les symphonies, d’autres chefs le font. Ils jouent Mahler à la perfection et peuvent jouer Bruckner au même niveau. Le répertoire lui aussi est maintenant de plus en plus coloré, car nous n’essayons pas seulement d’apporter de nouvelles œuvres au répertoire, mais de redécouvrir des pièces oubliées : c’est ce que j’ai fait récemment avec des œuvres de César Franck, qui ont été intégrées au répertoire avec beaucoup de succès, et aussi des pages moins familières de Debussy comme la Rhapsodie avec saxophone, ou Le martyre de Saint Sébastien en intégrale, par exemple. Nous avons également donné la version intégrale de Peer Gynt de Grieg, qui n’a pas du tout la même dimension que si on le limite aux Suites. Nous préparons maintenant Perséphone de Strawinsky. Nous devons éduquer notre public, lui faire redécouvrir des œuvres méconnues : le concert a une vertu éducative, et lors de chaque soirée on doit apprendre quelque chose de neuf, être surpris. Nous avons déjà la chance d’avoir un public ouvert, qui ne s’ennuie pas au concert. En début de saison, nous allons faire un cycle Beethoven. Je m’arrange toujours pour que cela soit combiné avec un symposium : pourquoi un cycle Beethoven aujourd’hui ? Que cela signifie-t-il pour le public de notre temps ? Tâcher de découvrir quelque chose de nouveau, discuter de ce qu’apportent les nouvelles éditions, apprendre à tout le monde que le fameux thème de la Cinquième Symphonie, Beethoven l’aurait chipé à Méhul. Etablir des correspondances avec d’autres musiciens, d’autres courants, en particulier la Révolution Française, qui impressionna tant Beethoven.
Pour le répertoire, vous ne parlez pas beaucoup de création…
Nous devons en jouer. Mais nous devons avoir une grande attitude critique et sélectionner très prudemment. Ici, tant à l’orchestre qu’au public, j’ai promis une chose : ne jamais les malmener et ne jamais faire mauvais usage de leur patience en leur offrant des pièces médiocres. La pièce contemporaine en question doit être ou un chef-d’œuvre, ou quelque chose de complètement fou, d’étonnant, d’exceptionnel, bourré d’idées neuves et ébouriffantes comme peuvent l’être celles d’un jeune compositeur. La musique n’est pas le langage de tous les jours : elle ne doit être utilisée que dans une situation exceptionnelle, pour dire quelque chose d’exceptionnel. Notre lien avec les jeunes compositeurs est extrêmement vivace, je me tiens toujours au courant des nouvelles pièces. Nous en rencontrons beaucoup et commandons de nouvelles œuvres : nous créerons cette saison le Concerto pour deux altos de Goubaïdoulina, par exemple. Je sais parfaitement que ça ne sera pas seulement une œuvre virtuose, mais qu’elle aura un sens très particulier. Nous donnerons aussi le Concerto pour violoncelle n°1 de Schnittke – assurément l’une des très grandes œuvres de ce siècle. L’été dernier, nous avons joué Tristan de Hans Werner Henze, que d’aucuns pourront trouver assez éloigné d’une certaine sensibilité actuelle, mais qui demeure le chef-d’œuvre d’une certaine école allemande.
Et que pensez-vous de compositeurs new-yorkais comme Philip Glass ou Steve Reich ?
(Silence). Je pense que Philip Glass a beaucoup de possibilités. Nous devons trouver ce que nous pourrions faire, ce que cet orchestre pourrait lui inspirer. Mais on est souvent trop spécialisé pour écrire pour un orchestre philharmonique. Tout le monde n’a pas l’opportunité de pouvoir composer pour des musiciens qui connaissent parfaitement les intentions du compositeur qui est en face d’eux – je pense à la chance de Pierre Boulez avec l’Intercontemporain. Les compositeurs qui ont un tel groupe orchestral peuvent faire une musique aussi difficile qu’ils veulent : composer, essayer, créer. Comment faire pour écrire pour un orchestre philharmonique ? Ici, on ne peut pas non plus trop jouer la carte de l’expérimentation. Il faut avoir un certain nombre de concerts, sinon on n’est pas payé en retour : on a besoin des spectateurs, on a besoin qu’ils soient satisfaits. Il y a suffisamment d’ensembles qui peuvent expérimenter. De notre côté, je pense que nous poursuivons, au cours de cette saison, la grande tradition musicale américaine née avec le siècle : Copland, Gershwin, Ives, qui ont utilisé des éléments du jazz et de tout ce qu’ils entendaient autour d’eux et les ont apportés à la " mixture " symphonique pour produire ce fameux " jazz symphonique ". Duke Ellington a essayé à son tour d’apporter des éléments symphoniques au jazz. Voilà ce qui a façonné la musique américaine : un artisanat, une construction progressive. Lorsque je suis arrivé ici, j’ai rencontré Wynton Marsalis, dont je connaissais quelques-unes des compositions et improvisations. Je pensais à ce que nous pourrions éventuellement faire ensemble. Il a réfléchi, et trois ans plus tard, c’est lui qui m’a rappelé en m’annonçant qu’il avait écrit deux pièces pour le New York Philharmonic, l’une d’après Grieg, l’autre d’après Ellington. Elles seront créées la saison prochaine. Je crois que tous les orchestres devraient au moins être capables de payer deux compositeurs par an pour les faire créer. Enfin, nous avons beaucoup de gens talentueux, mais qui se perdent dans le succès commercial et dans le marketing. Nous avons eu beaucoup d’expériences dans l’aventure des sons qui sont trop souvent demeurées à l’état d’études. Ecouter pendant dix minutes le même son ou la même note, l’entendre devenir plus forte, puis plus faible est un gentil amusement. Où est l’intérêt ? Les nouvelles sonorités doivent vous enseigner quelque chose sur la vie, quelque chose de philosophique. Si, dans votre musique, vous êtes capable de délivrer à l’auditeur un message, alors, quel que soit le style ou l’époque, les gens apprendront à comprendre ces nouvelles sonorités et s’y reconnaîtront. C’était les Symphonies de Mahler au début du siècle, c’était Licht de Stockhausen hier. Peu importe le style pourvu que le langage musical colle aux aspirations philosophiques de son temps. Penderecki, à sa façon, est une sorte d’avant-gardiste de son temps. Sa Passion selon saint Luc me touche profondément. Je ne peux pas dire que je trouve cela beau, c’est simplement vrai. Je ne peux pas l’écouter détendu, je suis excité. La musique de notre temps devrait nous procurer ce genre d’excitation. La vie aujourd’hui a des allures de plus en plus outrées, stimulantes et excitantes, et la musique est loin d’être capable de suivre. Pourtant, nous avons déjà le matériel pour ce langage…
Comment expliquez-vous votre histoire d’amour avec New York, lors de votre arrivée ?
Les gens ont ressenti que j’étais honnête. Je n’ai pas essayé de leur montrer quoi que ce soit – chose que je n’ai jamais faite dans ma vie. Si je n’avais pas été compris, je ne serais pas resté. C’était ma décision. J’essaie de rendre toutes les interprétations plus proches des gens. Qu’ils ne se disent pas, en sortant d’un concert : " Oh, cet homme est fantastique ! ", mais " Beethoven, Brahms ou Mahler étaient de grands compositeurs. Ils les ont bien joués. " Il faut chercher à convaincre, faire que toutes les œuvres aient un sens. Il n’y a pas la belle interprétation, l’authentique – je refuse le débat sur les interprétations dites " authentiques " -, mais celle à qui vous garantissez une crédibilité. La bonne.