FRANCESCO CAVALLI : LA FURIA BAROQUE

Enfin ! La collection Actes Sud/Classica s’enrichit du premier ouvrage consacré au compositeur d’opéras le plus célèbre dans l’Europe de son temps. L’auteur, Olivier Lexa, directeur du Centre de musique baroque de Venise, explique dans la préface les raisons du retour de Cavalli. Extraits.

Aujourd’hui l’on sait que s’intéresser à Cavalli n’est pas moins fondamental que d’étudier Rossini ou Verdi : l’auteur de Giasone ne fut-il pas le compositeur italien le plus populaire, de son vivant, avant l’avènement des deux maîtres du bel canto du XIXe siècle ? N’est-il pas maintenant joué aux quatre coins du monde, rencontrant un succès grandissant ? – Mais alors, observera-t-on, comment expliquer qu’en 2013, aucune biographie en bonne et due forme n’ait été consacrée à l’illustre musicien ?
Invoquons tout d’abord la ténacité d’un préjugé : à l’instar de la majorité des musicologues et interprètes d’antan, en 1956 l’éminent Joseph Kerman intitulait un bref chapitre consacré à la période entre Monteverdi et Gluck « The Dark Ages », dans son célébrissime Opera as Drama. Il n’hésitait pas à affirmer : « Venetian opera (…) had throwm dignity into the canals », ne faisant que perpétuer l’opinion d’un Wagner, selon laquelle il n’y avait pas d’opéra avant Gluck (or, si le concepteur du Gesamtkunstwerk avait mieux connu Monteverdi et Cavalli, il aurait su ce que son Tristan devait au théâtre musical du Seicento). De fait, avant les premières productions d’opéras de Cavalli montées par Raymond Leppard à la fin des années 1960, le compositeur était absent des programmes de salle. C’est que la tâche s’avérait autrement plus ardue que de monter un Orfeo de Monteverdi – pour lequel on disposait d’une magnifique partition, limpide, précise, imprimée et éditée à Venise en 1609. Avant les transcriptions modernes, aucun opéra de Cavalli n’avait donné lieu à l’impression d’un quelconque matériel musical. Il en était d’ailleurs ainsi de tous les opéras vénitiens du Seicento, dont les reprises étaient rares à l’époque et ne justifiaient pas, dans un contexte économique à flux tendu, la démarche pénible et onéreuse de l’édition.
Les seules sources disponibles étaient donc des manuscrits souvent incomplets, n’offrant pas de parties séparées et difficiles à déchiffrer pour l’interprète du XXe siècle. Ainsi, celui qui ne jugeait pas moins galvanisant de monter une Didone qu’une Aïda devait faire face à la nécessité de transcrire et rééditer une partition comprenant les parties d’orchestre et les rôles de douze à vingt-cinq chanteurs pour une oeuvre d’une durée moyenne de trois heures – augmentant ainsi drastiquement les coûts de production, le temps de préparation et l’incitant souvent à se rabattre sur une partition déjà éditée. Soyons clairs : si l’on avait disposé pour les trente-trois opéras de Cavalli des matériels musicaux similaires à ceux des oeuvres de Mozart, Rossini ou Verdi, le compositeur vénitien serait, depuis bien plus longtemps qu’il ne l’est, au répertoire des salles lyriques du monde entier.
Car Cavalli, dont les oeuvres ont été les plus interprétées dans l’Europe du Grand Siècle, plaît toujours davantage au public contemporain. Avec ses airs brefs, d’une séduction immédiate et son art du récit, inégalé, il est un de seuls musiciens du Seicento qui composa dans un style lui étant propre, immédiatement reconnaissable – et qu’il n’abandonna à aucun prix, quitte à être victime des changements de mode en fin de carrière. La fluidité qui fut sa marque, passant avec une aisance déconcertante du recitar cantando à l’aria au détour de l’arioso, mais aussi de l’émotion tragique aux scènes les plus désopilantes au sein d’un même ouvrage, fit que sa musique n’entrava jamais le théâtre – l’un soutenant l’autre et l’embellissant à un niveau de perfection rarement atteint dans l’histoire. Pour appréhender la personnalité de Cavalli, on ne dispose pas des nombreuses sources disponibles pour l’étude d’un Monteverdi – mais sa musique nous dit déjà beaucoup : sa spontanéité, sa profondeur psychologique et son flair pour la comédie ne traduisent aucun moment de dépression visible dans l’oeuvre. Comparé à Monteverdi, Cavalli fut donc ce que Haydn se révéla aux côtés de Mozart : un homme heureux. Et, plus que tout autre, Cavalli fut imité ; il fixa les canons de l’art lyrique. Ses lamenti inspirèrent maints compositeurs – dont Purcell dans son célèbre air de Didon « When I am laid in earth ». Les sommeils (Atys de Lully…), les scènes infernales (Rameau…), les airs avec trompette (Haendel…) et, au-delà de la période baroque, le valet bouffe (Leporello), le travestissement (Chérubin), le duo d’amour (Tristan und Isolde), la scène de folie (Lucia di Lammermoor), la scène de la lettre (Tatiana dans Eugène Onéguine), l’invocation (Ulrica dans Un ballo in maschera)… Tout cela vient de Cavalli.
En entreprenant le long travail dont ce texte est le résultat, notre tâche n’a pas été mince. Comme dans un prologue d’opéra de cour – seule part subjective et célébrative de l’oeuvre –, nous nous permettrons ici d’évoquer le contexte qui l’a vu naître – au détriment d’une convention bannissant de ce genre d’exercice la première personne du singulier. Au moment où j’écris ces lignes, je vis à Venise depuis cinq ans – Venise où j’ai créé en 2010 une institution dévolue à l’âge d’or de la musique vénitienne. Or il n’est pas anodin de se hasarder à écrire la première biographie d’un grand compositeur vénitien tout en habitant une ville qu’il n’aura quittée que pour un peu plus de deux années depuis l’âge de quatorze ans jusqu’à sa mort. Cavalli fut « le » compositeur vénitien par excellence. Et, comme on le sait, la Sérénissime n’est pas une ville comme les autres. Peut-être aurait-il été plus périlleux de tenter de comprendre ce que Cavalli fut à cette cité – et inversement – sans avoir le bonheur d’y vivre et de loger, en l’occurrence, à quelques mètres de l’emplacement du Teatro San Cassiano, première salle d’opéra publique au monde, où notre compositeur débuta et réalisa la majeure partie de sa carrière. J’avoue avoir mesuré continûment cette chance, tandis qu’attablé à la Biblioteca Nazionale Marciana (où se trouvent les trois quarts des manuscrits cavalliens) je compulsais les articles consacrés depuis les années 1970 au compositeur, dont les auteurs s’avèrent en grande majorité anglo-saxons et s’intéressent peu à l’existence même de l’artiste, au profit d’étu –
des musicologiques certes édifiantes. Très peu de textes portent sur la vie de Cavalli. Tel le commissaire Brunetti (dont les aventures ne me sont pas complètement étrangères), j’ai donc « mené l’enquête » et n’ai pas été déçu par les trouvailles qui se sont offertes à moi. Il y aurait, dans le parcours de notre homme, tous les ingrédients d’un bon polar : l’enfance pauvre et malheureuse, le jeu, les dettes, la mort suspecte de l’époux de la maîtresse, l’héritage faramineux, le flair pour les bonnes affaires, la success story sur fond de carnaval vénitien, le premier best-seller lyrique de l’histoire (Giasone…), les liens avec Monteverdi et la carrière âprement négociée à San Marco, le beau, jeune et fidèle complice – sopraniste se faisant prêtre –, le Vénitien au service de Mazarin et de Louis XIV, participant à la naissance de l’opéra français et, enfin, le compositeur auteur de son propre Requiem, peu de temps avant sa mort (sujet nous rappelant irrésistiblement l’Amadeus de Milos Forman). Preuve en est que les auteurs de romans historiques et policiers n’ont pas épuisé les meilleurs sujets.
À PARAÎTRE
En s’appuyant sur de récentes découvertes portant notamment sur la vie privée du musicien, l’auteur replace le parcours et l’oeuvre de Cavalli dans un contexte foisonnant : celui de l’avènement, au milieu du Grand Siècle, de l’opéra public à Venise — lequel emboîtera le pas à la naissance de l’opéra français à la cour de Louis XIV. Comme tous les volumes de la collection Classica, ce livre comporte également une étude des productions modernes des opéras du compositeur. Francesco Cavalli, par Olivier Lexa, Actes Sud, 220 p., 20€