À ceux qui lui reprochaient de trop composer, Milhaud répondait que « si Mozart ou Schubert avaient vécu aussi vieux que [lui – 81 ans], ils auraient probablement écrit beaucoup plus que [lui] !», comme le raconte Madeleine Milhaud, sa «Muse ménagère» (titre d’une suite que lui dédia Darius) et épouse dans son livre d’entretiens avec Mildred Clary, Mon XXe siècle.
Né à Marseille en 1892, d’une mère d’origine italienne qui chantait volontiers des airs d’opéras, et d’un père, également musicien amateur, négociant aixois en amandes, Milhaud a toujours considéré Aix com me sa ville natale. D’ailleurs, la plaque apposée sur la façade de la maison familiale du Bras d’Or, en centre ville, rappelle qu’« ici son esprit s’est éveillé à la musique ». Si toute sa vie fut marquée par deux partitions découvertes adolescent, Pelléas et Mélisande de Debussy (précédé du Quatuor, déchiffré à douze ans pour le jouer en compagnie de son professeur de violon, Léo Brugnier) et Boris Godounov de Moussorgski, en revanche, à Aix, où il grandit, son univers sonore est une autre musique, celle du commerce de son père. À son réveil, ainsi qu’il le racontera plus tard dans Ma vie heureuse, livre de souvenirs (Belfond), l’enfant entend « les ouvriers transportant les sacs, [les] conversations, et les chansons qui se confondaient avec le bruit léger des fruits tombant dans les corbeilles et le son monotone et berceur des machines ». Un univers bruissant, bigarré, qui marqua l’enfant profondément et qui se mêle à celui de l’enseignement aixois, puis à celui du Conservatoire de Paris sous la conduite de Paul Dukas et d’André Gédalge. De cette époque naît l’amitié avec Honegger, Wiener et Ibert.
Les premiers poètes mis en musique par Milhaud sont Léo Latil (ami d’enfance, tué au combat en 1915), Armand Lunel, et Francis Jammes, dont la pièce La Brebis égarée devient le livret de son premier opéra. Grâce à Jammes, il rencontre Paul Claudel en octobre 1912. C’est le début d’une longue amitié et d’une collaboration féconde, avec les musiques pour Agamemnon traduit d’Eschyle et pour Protée, drame satirique où se mêlent bouffonnerie et poésie. Darius dira plus tard : « J’ai toujours aimé le rythme de la langue de Claudel… Sa métrique contient le musicien de façon implacable. »
L’émerveillement au Brésil
À l’occasion des Choéphores, second volet de la trilogie de L’Orestie, en 1915, Claudel renchérit sur « le rôle indispensable » de la musique, mais « d’un ordre très particulier, donnant avant tout de la ligne, du rythme et du mouvement plutôt que des combinaisons harmoniques ». La percussion y tient un rôle primordial et deviendra ensuite l’un des éléments clés du langage de Milhaud. Le triangle est tenu par Jean Cocteau lors de la création parisienne, partielle, de 1919, et « toutes les batteries de la terre » (Madeleine Milhaud) sont assurées par de jeunes camarades « un peu terrifiés » : Honegger, Auric et Poulenc, futur groupe des Six !
Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, Milhaud n’est pas mobilisé pour raison de santé, ce qui ne l’empêche pas de s’occuper des réfugiés au Foyer franco-belge. Rattaché à la Maison de la presse au ministère des Affaires étrangères, il se lie avec Paul Morand et Saint-John Perse. En hommage à son ami Léo Latil, il compose un 3e Quatuor avec soprano, oeuvre d’une intensité inouïe, à la fois tendre et douloureuse, constituée de deux mouvements («Très») lents parachevés par la cantilène de la voix reprenant un fragment du Journal de Latil.
En novembre 1916, Claudel, nommé ambassadeur de France à Rio de Janeiro, propose à Milhaud de le suivre. Arraché à son environnement habituel, le compositeur est plongé dans un monde inconnu, où une nature luxuriante le dispute à une musique débordante de vitalité. À Claude Rostand, il confiera : «Les Tropiques m’ont marqué profondément. Lesdeux ans passés à Rio de Janeiro ont exalté en moi toute ma latinité naturelle, jusqu’au paroxysme. » L’intensité des couleurs et la liberté des rythmes vont désormais caractériser le style du Méditerranéen. Claudel conçoit L’Homme et son Désir, « poème plastique » inspiré par la forêt vierge, destiné à un quatuor vocal, un petit ensemble, ainsi qu’une quinzaine de percussions (!). Le souvenir de Rio donne également naissance à plusieurs partitions de chambre, comme la 2e Sonate pour violon et piano, les Saudades do Brazil, le dernier mouvement de Scaramouche pour deux pianos et le si populaire Boeuf sur le toit.
Au sein de l’avant-garde
L’armistice signé, Milhaud, de retour à Paris, raconte son émerveillement dans la revue Littérature en avril 1919 : «Il y a beaucoup à apprendre de ces rythmes mouvementés, de ces mélodies que l’on recommence toute la nuit et dont la grandeur vient de la monotonie. J’écrirai peut être un ballet sur le carnaval à Rio qui s’appellera Le Boeuf sur le toit, du nom de cette samba jouée ce soir-là.» Propulsé dans l’euphorie de l’après-guerre, Milhaud se mêle à l’avant-garde musicale, picturale et littéraire. Deux ans plus tôt, Parade, « premier spectacle cubiste » qui rassemble Cocteau, Satie, Picasso et Massine, a déjà embrasé la capitale. Ailleurs, ce sont des orchestres constitués de Noirs fraîchement débarqués qui jouent du ragtime, musique jusque-là inédite. « Nous voyons danser sur cet ouragan de rythmes et de tambours une sorte de catastrophe apprivoisée », écrit Cocteau. En 1918, son Coq et l’Arlequin, où il plaide pour une « musique sur la terre, une musique de tous les jours », fait l’effet d’une bombe. Même si les divergences sont grandes entre les musiciens du groupe des Six, tous méprisent le dogmatisme des anciens de la Schola Cantorum pour mieux chanter les louanges du jazz, et avouent une passion irrépressible pour le cirque et la fête foraine qui symbolisent à leur yeux le retour à une expression vraie et populaire.
À la Comédie des Champs-Élysées, en février 1920, la « farce surréaliste » du Boeuf sur le toit ne repose pas sur un récit traditionnel, mais sur des instantanés, dans des décors signés Raoul Dufy. Sur scène, pas de danseur, mais des vedettes du cirque Médrano, les frères Fratellini : des clowns aux gestes volontairement ralentis, contrastant avec l’emportement vif et joyeux de la musique. Une trouvaille géniale dont se souviendra plus tard un certain Bob Wilson… Le mélange des styles, un air populaire brésilien, le jazz de Harlem, l’esprit du café-concert et un art mélodique simple et souverain associé à une répétition quasi mécanique (qui influencera en retour Philip Glass, élève américain de Milhaud) en font tout le piment. Le compositeur n’a pas trente ans, et il est déjà l’auteur d’une soixantaine de partitions. Juxtaposant des tons purs – comme dans sa cantate Le Retour de l’enfant prodigue (1917) – où il laisse « à chaque instrument une ligne indépendante ayant sa propre expression mélodique ou tonale », Milhaud développe l’idée de polytonalité, se rapprochant des peintres fauves (Matisse, Derain, Braque) qui, eux aussi, en multipliant sur la toile les zones de couleurs, stimulaient l’expression.
Sévère, grandiose, souriant
En 1940, le compositeur, son épouse et leur fils Daniel quittent la France. Madeleine raconte : «D’une part nous connaissions fort bien l’attitude des Allemands envers les juifs, d’autre part, Milhaud avait été énormément joué en Allemagne, et nous savions qu’il serait l’une des premières personnes à être arrêtées. » Invité à enseigner la composition dans un collège californien, il sera accueilli à New York par Kurt Weill. Le chef d’orchestre Pierre Monteux, qui habite San Francisco, l’aide à s’installer au Mills College, à Oakland, et la mécène et pianiste Elizabeth Sprague Coolidge prend les Milhaud sous son aile. Plusieurs de ses élèves deviendront célèbres par la suite, de Dave Brubeck à Burt Bacharach, de Philip Glass à Steve Reich.
De retour en France en 1947, il se voit proposer un poste de professeur au Conservatoire de Paris, ce qui ne l’empêchera pas de retourner enseigner aux États-Unis. À Paris, il retrouve en mai 1950 le peintre Fernand Léger qui réalise le décor de son nouvel ouvrage lyrique Bolivar, créé à Garnier sur un livret de son épouse Madeleine – complétant ainsi une « trilogie américaine » débutée avec Christophe Colomb (1928) et Maximilien (1930). Les dernières oeuvres ne sont pas moins passionnantes, en particulier Aspen Sérénade op. 361 et le Septuor à cordes op. 408, où il retrouve l’inspiration protéiforme des années 1920. À ces partitions si lumineuses, il faut ajouter le sentiment religieux et la compassion pour les humbles et les persécutés qui s’expriment autant dans le Service sacré, composé à Mills College en 1947, que dans la cantate Ani Maamin, créée à New York en 1973 sur un texte d’Elie Wiesel, déporté à quinze ans à Auschwitz.
Comme le souligne Jean Roy dans son ouvrage consacré au groupe des Six (Seuil), le compositeur est multiple, à la fois « sévère et grandiose » dans L’Orestie, «souriant» dans ses opéras-minute, chantant la cosmogonie africaine et le jazz, ou bien la nature qui l’entoure (Machines agricoles, Catalogue de fleurs, Printemps, Symphonie n°8 «Rhodanienne ») tout en collaborant avec des poètes aussi différents que Claudel et Vian, Gide et Cendrars… À côté de ses oeuvres les plus fameuses, il en existe d’autres, tombées dans l’oubli, qu’on aimerait tant pouvoir découvrir ou réentendre, comme ce luxuriant Christophe Colomb, opéra d’après Claudel créé à Berlin en 1930, ou cet autre opéra, toujours d’après Claudel, Saint Louis roi de France, plus tardif, de 1970. Qu’il reprenne à son compte la complainte populaire (le bref opéra Le Pauvre Matelot, mariage détonant entre Weill et Debussy) ou assume l’héritage classique de Monteverdi et Purcell, comme dans le prenant Les Malheurs d’Orphée, Milhaud concentre tout autant son écriture, avec sobriété et raffinement. «Toute oeuvre n’est qu’un chaînon d’une chaîne, disait-il, et les apports nouveaux de la pensée ou de la technique ne font que se surajouter à tout un passé, à toute une culture musicale sans laquelle toute invention ne sera pas valable.» N’ayant pas son pareil pour faire chanter la mélodie, cet homme d’un optimisme sans faille avait mille raisons d’intituler Ma vie heureuse son autobiographie publiée au soir de sa vie.
1892 : naissance à Marseille / 1917 : secrétaire de Paul Claudel à Rio de Janeiro / 1920 : Le Boeuf sur le toit / 1923 : La Création du monde / 1940 : départ pour les États-Unis / 1947 : retour en France / 1974 : décède à Genève.
UNE VIE HEUREUSE Enregistrements des fonds Erato et EMI
10 CD ERATO Du Concerto pour piano n° 1 avec Marguerite Long au Boeuf sur le toit swingué par Alexandre Tharaud et ses complices, le mariage des majors EMI et Warner nous a offert récemment un ensemble riche et cohérent d’enregistrements de Milhaud. Un «CHOC» chroniqué dans notre n° 163.
L’HOMME ET SON DÉSIR. LE BOEUF SUR LE TOIT. LA CRÉATION DU MONDE…
Orchestre national de Lille, dir. Jean-Claude Casadesus NAXOS Casadesus et sa phalange musardent avec un bonheur communicatif dans ces musiques de ballet où éclate l’éclectisme du compositeur, entre âpres dissonances, réminiscences latino- américaines et inflexions jazzy.
OEUVRES POUR PIANO Alexandre Tharaud (piano), Madeleine Milhaud (récitante)
NAXOS Cet enregistrement d’oeuvres pour piano (Saudades do Brazil, La Muse ménagère), qu’Alexandre Tharaud inscrit judicieusement dans le sillage de Chabrier, bénéficie de la complicité de Madeleine Milhaud en récitante dans L’Album de Madame Bovary.
INTÉGRALE DES SYMPHONIES Radio Sinfonieorchester Basel, dir. Alun Francis
5 CD CPO Il fallait la pugnacité du label CPO et cet insatiable défricheur de partitions rares qu’est Alun Francis pour mener à bien la seule intégrale disponible des douze symphonies, pleines de parfums colorés. Si la n° 8, dite «Rhodanienne », demeure la plus célèbre, le reste du corpus gagne à être découvert.
LES CHOÉPHORES Orchestre philharmonique de New York, dir. Leonard Bernstein
SONY Fruit de la collaboration avec Claudel (revisitant Eschyle), Les Choéphores comptent parmi les partitions les plus étranges et fascinantes de Milhaud. Bernstein en a laissé une version de référence où les percussionnistes du Philharmonique de New York font assaut de virtuosité.