Walter Legge, le grand producteur anglais de Columbia, avait eu, dès la fin de la guerre, le projet d’enregistrer les Carmina Burana avec Herbert von Karajan. Celui-ci dirigea plusieurs oeuvres du compositeur, enregistra même son opéra De Temporum Fine Comoedie, mais refusa la proposition. Ce furent donc Deutsche Grammophon et Eugen Jochum qui inaugurèrent la discographie en octobre 1952 à Munich. Réédité en CD avec le cycle complet des Trionfi (Catulli Carmina et Trionfo di Afrodite), cette première version de Jochum fut supplantée par un disque plus éloquent encore (DG), gravé à Berlin en 1967 avec le Choeur et l’Orchestre du Deutsche Oper dans de meilleures conditions techniques et avec des solistes sans doute insurpassables – Gundula Janowitz (soprano), Gerhard Stolze (ténor) et Dietrich Fischer- Dieskau (baryton). C’est, depuis, l’étalon de la discographie, « autorisé par Carl Orff », comme l’indique la pochette, et indispensable à notre écoute en aveugle.
D’autres interprètes, actifs comme Jochum en Bavière, pouvaient également se vanter d’une recommandation du compositeur. Il s’agit de Wolfgang Sawallisch, pour EMI à Cologne en 1956, avec un son médiocre et en mono ; puis, dans les années 1970, Ferdinand Leitner (également à Cologne, pour feu BASF, une prise de son elle aussi datée) et Kurt Eichhorn avec le Choeur et l’Orchestre de la Radio bavaroise (pour Eurodisc, 1973, réédité par RCA). Toutes ces versions possèdent une saveur particulière et un investissement incomparable des interprètes. Outre Jochum, nous retenons Eichhorn, qui présente une distribution exceptionnelle (Lucia Popp et Hermann Prey, notamment).
Face aux interprètes allemands « historiques » s’est développée une discographie parallèle, misant moins sur l’archaïsme de la musique que sur son aspect purement spectaculaire, mis en lumière par certaines prises de son. Cependant ni Antal Dorati pour la série « Phase 4 » de Decca, ni Leopold Stokowski pour la série « Full Dimensional Sound » d’EMI, ni James Levine et Christian Thielemann pour les « 4 D » de DG, ou Eugene Ormandy puis Michael Tilson Thomas pour CBS, Donald Runnicles et Robert Shawchez Telarc, Eduardo Mata pour RCA, ou encore Zubin Mehta chez Teldec, ne sont parvenus à s’imposer. André Previn, Seiji Oza wa et Riccardo Muti sont là des cas à part. La première gravure du chef américain (EMI, 1975, avec le LSO) est d’une grande musicalité. Nous la sélectionnons, et rejetons son pâle remake à Vienne pour DG. Si la première version d’Ozawa à Boston pour RCA est indigeste, celle de Philips à Berlin en 1988 reste séduisante et réputée, tout comme celle de Muti avec le Philharmonia (EMI, 1979), particulièrement théâtrale. Nous les retenons toutes deux pour la confrontation finale.
A l’opposé d’un Muti, très lyrique, d’autres interprètes ont cherché la clarté, voire un certain classicisme «moderne», soulignant l’influence de Stravinsky sur Orff, tels Herbert Kegel (Berlin), Rafael Frühbeck de Burgos (EMI), Franz Welser-Möst (EMI), Charles Dutoit (Decca), Günter Wand (Profil), Richard Hickox (Chandos), Muhai Tang (Wergo) ou Riccardo Chailly (Decca), sans réellement convain cre. Nous sélectionnons ici Herbert Blomstedt (Decca, 1991), d’une incroyable rigueur et qui pourrait créer la surprise lors de l’écoute. Restent, au milieu de dizaines d’autres disques, quelques versions à part. Parfois totalement ratées, comme le « live » récent de Daniel Harding (DG), sans aucune carrure. Son maître Simon Rattle (EMI, 2004) est bien plus intéressant, avec une volonté manifeste de dépoussiérer la partition, en faisant un gigantesque concerto grosso : pourquoi pas? Parmi les outsiders, il faut également retenir Michel Plasson (EMI) et son choeur basque : un choc au moment de sa sortie en 1995. Qu’en restera-t-il aujourd’hui lors de l’écoute ?
Signalons qu’il existe aussi une version de chambre de la partition, enregistrée notamment chez Bis par Cecilia RydingerAlin, avec Peter Mattei.
Les huit versions
La version Plasson déçoit l’ensemble des auditeurs. Selon SF, le choeur (Orféon Donostiarra), « trop léger, trop transparent », ne trouve jamais sa juste place par rapport à la masse orchestrale. En outre, selon lui, cet enregistrement souffre d’effets « trop prévisibles » et d’ensembles « vraiment brouil – lons ». C’est dommage, d’autant que JR juge la recherche d’élégance et les maniérismes entendus ici ou là « déplacés », voire « artificiels ». Le texte reste en outre « trop en retrait », ce que remarque également BD, d’abord séduit par les « sonorités fondues » du Capitole de Toulouse mais vite dépité par le « manque de tension et la confusion générale ». Une vision originale, donc, mais sûrement pas assez aboutie pour être recommandée parmi les meilleures. Mêmes critiques pour Simon Rattle à Berlin en 2004. JR et BD remarquent la précision du choeur (celui de la radio) et des instrumentistes du Philharmonique, les jeux de dynamiques, pour mieux souligner ensuite les « systématismes » et « l’affectation » de la démarche, jugée finalement « bien superficielle ». « Ontils oublié le sens du texte ? » s’interroge JR à propos des chanteurs… Il remarque aussi la pâleur surprenante des timbres orchestraux. SF apprécie certains raffinements de la direction du chef anglais, mais les trouve « inappropriés aux Carmina Burana », comme si Rattle et ses interprètes voulaient « gommer la dimension physique de l’oeuvre ». Résultat, « on s’ennuie ». Version suivante, please !
Toujours à Berlin, Seiji Ozawa semble lui aussi diriger une phalange « aux moyens illimités ». Est-ce suffisant? Non. «C’est trop beau pour convaincre », selon SF. Résultat, « tout est propre, rien ne dépasse », même dans le véhément «Fortuna plango vulnera».
« Un peu extérieur mais trop lisse » (JR), Ozawa semble conduire « un exercice de style néoclassique ou un oratorio à la OEdipus Rex de Stravinsky » (BD). Finalement, cette « forme de perfection de bon aloi apparaît trop mécanique » pour l’ensemble des auditeurs. Voilà des Carmina Burana parfaitement jouées, mais jamais habitées. André Previn, à Londres, nous a semblé plus intéressant. SF admire dans le choeur initial «O Fortuna » « la maîtrise rythmique, la clarté d’énonciation, la prononciation du choeur, toujours bien défini ». JR apprécie « ce travail investi sur les consonnes », de même que le « sérieux » qui se dégage au fil de l’écoute. BD est plus réservé. Il trouve d’emblée cette interprétation un peu « pesante », trop « unilatérale », et sera ensuite rejoint dans ses critiques par les autres auditeurs, qui continuent d’apprécier l’approche « analytique » mais lui reprochent de manquer « de projection, de dynamique, de théâtre, de vie ». Autre mauvais point : la prise de son, « étriquée » (SF), « mate et massive » (BD), « datée » (JR). Bref, il y a mieux.
Et mieux, c’est par exemple le disque Decca de Herbert Blomstedt à San Francisco. Cependant, les auditeurs sont partagés. SF et BD sont enthousiastes, JR à la fois admiratif et réfractaire. Il trouve en effet ces Carmina Burana « très belles et minutieuses », mais une fois encore « trop maîtrisées » – plus proches, dans leur splendeur orchestrale, des subtilités d’un Respighi que du théâtre antique de Carl Orff. BD, au contraire, apprécie particulièrement ce côté « moderniste, glaçant » du chef suédois, l’aspect « aristocratique » et la « grandeur » de sa démarche. SF va dans le même sens : « la magnificence des lignes, la souplesse rythmique » le fascinent tout au long de l’écoute.
L’éveil du printemps (« Veris leta facies ») apparaît ainsi « merveilleux » à BD et SF, mais plutôt « douçâtre » à JR. Affaire de goût, sans doute. Une réserve partagée par tous : la distribution est inférieure aux meilleures, notamment le baryton Kevin McMillan, jugé « trop premier degré ».
Muti impressionnant
L’arrivé sur le podium de la version Riccardo Muti est saluée de manière unanime. « Quelle tension ! quel climat ! » s’exclame JR à l’écoute du choeur d’entrée…
« C’est vif, habité, j’adore », poursuit- il. Voici, selon BD, l’interprétation la plus « opératique et dionysiaque » des Carmina Burana, la plus « simplement musicale » aussi. SF perçoit pour la première fois le côté « inexorable de la puissance hymnique » de cette partition, et « beaucoup d’expressivité » au long de l’écoute. Bref, Muti, le Philharmonia (orchestre et choeur) et ses solistes (notamment le baryton Jonathan Summers) mettent tout le monde d’accord. Mais il existe plus impressionnant encore.
Éternel Jochum
Cette écoute confirme en effet tout le bien que l’on pouvait penser de Kurt Eichhorn et de ses forces – Choeur et Orchestre de la Radio bavaroise. Voilà la version la plus directement « brutale » (SF), « païenne » (BD) et « antique » (JR) de toutes celles écoutées lors de notre finale. Elle écrase tout sur son passage. L’oeuvre accède ainsi à une « dimension mythique » (SF), une « vérité populaire » (BD), allant de l’exaltation jusqu’au sarcasme le plus profond et même jusqu’à l’abject (l’air «Ego sum abbas » avec Hermann Prey, totalement délirant !). Finalement, ces Carmina Burana nous ont semblé « diaboliques » (BD), « violentes » (JR), « expressionnistes » (SF). Une très grande interprétation, qui ne peut laisser indifférent.
Seul Eugen Jochum peut être comparé à Eichhorn. On retrouve dans son enregistrement les mêmes rythmes impérieux, le même théâtre sauvage, la même vérité du texte, jusque dans son impudeur la plus triviale. Le « O Fortuna » de Jochum donne le frisson aux auditeurs, sidérés par la « grandeur quasi religieuse d’un rituel » (JR), un sentiment de « destinée fatale » (BD), une « pulsation vitale » (SF). La suite de l’écoute ne déçoit pas, bien au contraire. Cette version « effrayante mais gorgée d’humanité » selon SF caractérise à merveille chaque épisode. Et puis les chanteurs, notamment Fischer-Dieskau, sont simplement géniaux. Bref, dans les Carmina Burana, la référence reste la référence. Pour longtemps sans doute…
EN BREF
L’OEUVRE
GENÈSE ET CRÉATION
Carl Orff s’est d’abord fait un nom comme pédagogue. En tant que compositeur, son développement fut assez long. Après une période expressionniste, il fut particulièrement marqué par Stravinsky et le courant de la musique « objective ». La création des Carmina Burana en 1937 à l’Opéra de Francfort eut un impact immédiat et Orff, alors âgé de 42 ans, considérait cette oeuvre comme son opus 1, la première définissant son style lapidaire adopté par la suite. Inspirée de vers et de chants bavarois du Moyen Âge, la partition requiert trois voix solistes, un demi-choeur, des voix de jeunes garçons et un orchestre comprenant un vaste pupitre de percussions et deux pianos.
MOUVEMENTS ET DURÉE
Les « chants profanes » des Carmina Burana se divisent en 25 courts morceaux répartis en trois épisodes célébrant le « Printemps » (I.), le plaisir de boire (« À la taverne », II.) et la passion sexuelle (« Cour d’amours », III.), encadrés par un prologue et un épilogue. La durée totale est d’environ 55 min.
LES CONTRAINTES DE L’INTERPRÉTATION
Le fait qu’elle soit la plus célèbre composition née dans l’Allemagne nazie n’a certes pas contribué à améliorer sa réputation d’oeuvre « simpliste ». Comme l’a souligné Richard Osborne, « placée entre de mauvaises mains, son énergie peut paraître plus obsessive que vitale, plus martiale que folklorique ». Bien dirigées, les Carmina Burana deviennent une action rituelle portée par un rythme impérieux, un véritable théâtre musical célébrant la toute puissance de la fatalité.