BERTRAND CHAMAYOU : Retour aux premières amours

Le pianiste français vient d'enregistrer toute l'oeuvre pour piano de Maurice Ravel. Il nous parle du compositeur, de son écriture rigoureuse, de ses sonorités magiques.

L’homme Ravel
Ravel n’a certes jamais été un avant-gardiste, à l’instar de Debussy par exemple, mais il fait partie des compositeurs qui me fascinent, comme d’ailleurs me fascine toute cette époque où Paris a vu passer, à un moment ou un autre, Stravinsky, Falla, Prokofiev, etc., en somme, la période des Ballets Russes. Cette intégrale Ravel est en quelque sorte un retour à mes premières amours, à un univers musical qui m’est proche. À vrai dire, je pense avoir partiellement (très partiellement, car je suis plutôt un hédoniste!) ce côté un peu maniaque que révèle sa personnalité. En tout cas, je le ressens lorsque je suis au travail. J’ai l’impression de pouvoir me représenter assez bien quel homme devait être Ravel.
Impressions
C’est d’abord une oeuvre d’inspiration lisztienne, une écriture pianistique virtuose et orchestrale, surtout pour ce qui concerne les pièces de nature impressionniste, comme Gaspard de la nuit, Miroirs ou Jeux d’eau. L’harmonie est d’une très grande originalité et sa musique témoigne aussi d’une écriture rigoureuse, d’essence classique (Sonatine, Le Tombeau de Couperin). Ravel épure les lignes de façon à les rendre limpides même lorsque la polyphonie est complexe. Les timbres sont parfaitement définis, on entend ici un hautbois, là un cor. Vlado Perlemuter,qui a travaillé auprès du maître, raconte comment ce dernier lui indiquait systématiquement les instruments imaginaires qu’il entendait dans ses pièces pour piano. Pour autant, je me sens assez libre quand je l’interprète, un peu comme s’il s’agissait d’improvisations de jazz. On sait d’ailleurs qu’il fréquentait beaucoup les clubs de jazz et cela s’entend dans sa musique…
Spectres
Sa musique recèle presque une dimension " spectrale " avant l’heure, avec une approche sensible du timbre et de la résonance. Si l’on pense au Gibet de Gaspard de la nuit, notamment, ou aux autres pièces usant de sonorités de cloche (La Vallée des cloches ou la partie centrale des Noctuelles, toutes deux issues des Miroirs), il repose son écriture sur des sonorités " centrales " autour desquelles se construisent des constellations sonores, comme des harmoniques. On trouve cela aussi dans les pièces aquatiques comme les Jeux d’eau, Une barque sur l’océan des Miroirs, Ondine de Gaspard de la nuit, où des myriades de notes volent autour des lignes mélodiques.
Les doubles cachés
Ce qui est fascinant, ce sont les liens discrets, ces thèmes récurrents qui existent entre toutes ces pièces. Toutes possèdent des doubles ! Alborada del gracioso est une sorte de deuxième Sérénade grotesque par exemple. Le glas de la partie centrale des Noctuelles, ou celui des Oiseaux tristes dans les Miroirs résonne à nouveau dans Le Gibet. Sans parler de toute la série des menuets, des pièces d’inspiration aquatique, etc. Il y a quelque chose d’assez obsessionnel chez Ravel.