"La meilleure oeuvre des vingt-cinq dernières années. " Commanditaire et créateur, Serge Koussevitzky ne cacha pas son enthousiasme pour le Concerto pour orchestre (1943), qui contribua beaucoup à la gloire de Bartók. Faut-il y voir son (ultime) chef-d’oeuvre ? Cette partition brillante n’est probablement pas la plus subtile de son auteur, les concessions au goût américain drainant, à l’instar du Rachmaninov des Danses symphoniques, un matériau hétéroclite que certains commentateurs taxèrent de régressif. Le succès public immédiat du Concerto n’en occulta pas moins une production qui atteint les limites de ce que les oreilles du mélo -mane moyen consentent à accepter. Comme le précise le musicologue László Somfai, " si les Quatuors à cordes de Bartók représentent la plus haute perfection de son art, l’ensemble de son oeuvre pour piano solo, malgré sa nature kaléidoscopique, traduit la manifestation la plus directe de sa personnalité ". Une personnalité secrète qui n’offre pas la même emprise à l’anecdote croustillante que celle, flamboyante, d’un Stravinsky, non plus qu’aux controverses suscitées par celle, dogmatique, d’un Schoenberg. Elle n’est pas lisse pour autant, certains courants esthétiques du XXe siècle y ayant laissé des traces prégnantes. Sans verser dans le néoclassicisme " ou le " retour à ", son oeuvre a su tirer les leçons des maîtres anciens (tel Bach dans la fugue de la Musique pour cordes, percussion et célesta ou le Concerto pour piano n° 2) et s’est montrée perméable à l’atonalisme de l’École de Vienne (les Sonates pour violon et piano) comme aux musiques folkloriques hongroises (mais aussi roumaines et bulgares). Encore fallut-il l’expérience du terrain et une rigueur toute scientifique afin que cet intérêt porté au folklore national, né sur le résidu des poussées nationalistes et leur exotisme facile pour aboutir au " folklore imaginaire ", ne laissât entre l’homme et sa création que l’épaisseur d’un miroir ; du poème symphonique Kossuth (1903) à l’ultime Concerto pour piano n° 3 (1945) se dessine la trajectoire de l’un des plus grands compositeurs du XXe siècle.
Pianiste virtuose
Son enfance à Nagyszentmiklos, petite ville de Hongrie orientale, est celle d’un garçon fragile, précocement doué pour la musique qui a la chance d’évoluer dans un environnement familial artistique. Sur les conseils de son ami Ern Dohnányi, Bartók intègre le conservatoire de Budapest où se révèlent ses premiers enthousiasmes : Beethoven, Brahms, Strauss mais aussi Liszt. Certes, sa quête d’authenticité du folklore national s’est en partie construite contre la fibre pittoresque des Rhapsodies hongroises mais les points de rapprochement avec son aîné ne manquent pas : virtuose du piano (la Sonate en si mineur s’inscrit rapidement à son répertoire), instrument qu’il enseigne dès 1907 à l’Académie royale de Budapest alors qu’il se refusera à donner des cours de composition, Bartók est l’un des premiers à reconnaître la valeur artistique de ses dernières pièces pour piano. D’ailleurs, 1907 est une année importante : il découvre Debussy, " le plus grand musicien du XXe siècle ".
Autre rencontre décisive, celle de Zoltán Kodály, qui l’initiera à la collecte de chants populaires.
À sa double carrière de compositeur et de pianiste s’ajoute désormais celle d’ethnomusicologue, une discipline alors à ses balbutiements. Béla Bartók a collecté plus de mélodies roumaines que hongroises (et même indiennes lors de son exil américain !) mais ce sont ces dernières qu’il a le plus utilisées.
Face à la quantité considérable de musique directement inspirée par les airs populaires, d’aucuns n’ont pas manqué de lui en faire grief, son génie ne pouvant prétendre évoluer à la même altitude que celle des oeuvres purement originales. Lors d’une conférence donnée à Budapest traitant de l’" Influence de la musique paysanne sur la musique savante contemporaine ", Bartók anticipe ces reproches : " Savoir traiter des mélodies populaires se révèle l’une des tâches les plus difficiles. J’ose dire qu’elle est aussi ardue, sinon plus, que la composition d’une oeuvre originale de grande ampleur… Ce qui est sûr, c’est que, pour le transcripteur, l’inspiration est tout aussi nécessaire que pour le compositeur traditionnel. "
On a trop souvent vu dans les Quatuors une sorte de laboratoire expérimental ; or c’est principalement au piano, instrument pour lequel il compose sans relâche jusqu’à l’Allegro barbaro (1911), que Bartók tente de nouvelles expériences et autour duquel s’articulent les grands tournants stylistiques de sa carrière. En témoigne le cycle des Bagatelles (1908) qui s’affranchit du romantisme et de l’harmonie tonale. Les Bagatelles inaugurent, dans le goût de l’expérimentation mis en oeuvre dans des formes brèves, toute une série de pièces aphoristiques à venir dans la décennie suivante chez d’autres compositeurs, tels Schoenberg (Pièces op. 19) ou Prokofiev (Visions fugitives, Sarcasmes). Improvisation, nervosité des rythmes, polytonalité, humour, thèmes populaires, ostinatos… les caractéristiques du Bartók de la maturité sont présentes dans ces exercices de style. Busoni ne s’y est pas trompé, qui s’écria : " Enfin quelque chose de vraiment nouveau ! "
Dissonance émancipée
À Marta qu’il épouse en 1909, Bartók dédie son opéra Le Château de Barbe-Bleue d’après un livret de Béla Balasz, lequel lui fournira également l’argument du ballet Le Prince de bois (1916). Ce livret, inscrit dans le sillage de Maeterlinck, donnera lieu à plusieurs exégèses psychanalytiques sur les rapports conflictuels qu’il met en scène entre l’homme et la femme. La musique, dont l’harmonie tonale se nourrit de la gamme à cinq tons et de plusieurs échelles modales, synthétise les acquis plus qu’elle ne franchit un pas en avant malgré son orchestration magistrale. Le rayonnement de cet opéra hongrois sera considérable.
Dans la poudrière des Balkans, Bartók assiste, consterné, au ralliement de son pays à l’Allemagne et à l’Autriche qu’il déteste. Avant la détente apportée par les Suites de danses de 1923 qui renouent avec une tonalité limpide, une émancipation de la dissonance s’affirme entre 1917 et 1921 dans une série d’oeuvres touchant à des genres différents : le Quatuor n° 2, les Trois Études pour piano (flirtant avec l’atonalisme), Le Mandarin merveilleux (d’une violence orchestrale inouïe) et les deux Sonates pour violon et piano (marquées par l’Opus 11 de Schoenberg).
Une suite de chefs-d’oeuvre
Dans sa biographie du compositeur (Fayard), Claire Delamarche insiste sur le rôle joué par la pianiste et seconde épouse du compositeur Ditta Pásztory dans l’infléchissement de sa production après 1921 vers davantage d’objectivité. Au scabreux Mandarin nourri de freudisme (via le cercle budapestois de Sandor Ferenczi) se substituent – sans aucune concession au niveau du langage – les formes abstraites du concerto, de la sonate et du quatuor. Ainsi du Quatuor n° 4, où se cristallise pour la première fois une forme en arche à laquelle Bartók reviendra à plusieurs reprises ; y apparaît en outre le mode de jeu en pizzicato qui porte son nom. Ainsi du Concerto pour piano n° 2 que sept ans séparent du premier mais dont il diffère à maints égards : Bartók y a apporté " un matériel thématique plus attrayant " ; l’appel de trompettes initial, d’inspiration stravinskienne, en donne un aperçu.
De 1934 à 1937 se succèdent des chefs-d’oeuvre dans lesquels son style atteint un remarquable point d’équilibre : le Quatuor n° 5 réalise " une synthèse miraculeuse entre la maîtrise du langage et la beauté de l’expression " (Delamarche). À la faveur de la nouvelle timbale mécanique permettant des effets de glissando, la Musique pour cordes, percussion et célesta, commande du mécène suisse Paul Sacher, reprend à une autre échelle dans son troisième mouvement les musiques nocturnes grouillant d’insectes de la suite pour piano En plein air (1926). Une alchimie des timbres totalement inédite, sommet de l’art bartokien, dont Stanley Kubrick saura tirer tout le parti suggestif dans son film Shining. Le caractère percussif des instruments mobilisés fait clairement apparaître la Sonate pour deux pianos et percussion comme une composition essentiellement rythmique mais c’est aussi l’une des plus sublimes mélodies de Bartók qui s’éploie sous les bruissements magiques de la percussion dans le deuxième mouvement.
À la mort de sa mère, plus rien ne le retient dans cette Hongrie désormais acquise aux forces de l’Axe et c’est résigné que Bartók s’embarque pour les États-Unis en octobre 1940 après avoir terminé son très diatonique Concerto pour violon n° 2 et cette anthologie de toutes les recherches faites entre 1927 et 1939 que constituent les 153 pièces du recueil pédagogique pour piano Mikrokosmos.
Afin de ménager sa susceptibilité tout en lui assurant une rentrée d’argent régulière, ses amis favorisent sa nomination comme conférencier à l’Université de Columbia, tandis que Serge Koussevitzky lui passe commande du Concerto pour orchestre ; de quoi pallier pour un temps les problèmes pécuniaires rencontrés dans le Nouveau Monde par un Bartók privé de surcroît de sa retraite de professeur à l’Académie de Musique et des droits d’auteur sur les exécutions de ses oeuvres en Europe. La Sonate pour violon seul, créée par Yehudi Menuhin, est sa dernière partition originale achevée. Bartók s’éteint à New York à l’âge de soixante- quatre ans, emporté par une leucémie, avant d’avoir pu mettre un point final au Concerto pour piano n° 3, qu’il devait offrir à sa femme pour qu’elle le joue en concert, et d’avoir mené à bien son Concerto pour alto.
Béla Bartók : UNE NATURE KALÉIDOSCOPIQUE
Radio Classique
En 1943, son Concerto pour orchestrereçut un accueil enthousiaste et beaucoup le considèrent encore comme l'une de ses oeuvres majeures. Mais ce sont les compositions pour piano solo qui reflètent le mieux la personnalité de Bartók. On peut y entrevoir par fragments la nature secrète du compositeur hongrois.