AU BORD DU GOUFFRE

Entre contrôle millimétré et prises de risque, Grigory Sokolov joue avec le feu. Comme pour mieux révéler les brûlures intérieures de Schubert et Beethoven.

Après un récital d’anthologie consacré notamment à Mozart et Chopin et capté en 2008 au Festival de Salzbourg, voici la seconde publication sous " étiquette jaune " du pianiste russe. Elle réunit deux concerts, captés l’un à Varsovie, l’autre à nouveau à Salzbourg, et crée encore le choc. Sokolov est unique parce que son jeu mélange un contrôle absolu, l’imprévisible et un toucher d’une plastique incomparable qui se nourrit, paradoxalement, de prises de risques constantes (une note accrochée dans l’Impromptu en mi bémol majeur, il en fallait une, heureusement).
La première série des quatre Impromptus, celle de l’Opus 90, D 899, dévoile, au-delà de leur lenteur, une singulière gravité. À chaque note, presque, correspond une couleur, la touche supplémentaire et infime d’une organisation poétique qui se fond dans une maîtrise sans faille de tous les paramètres de l’oeuvre. Écouter Sokolov au disque, c’est comme voir trois fois de suite la scène d’un film et découvrir de nouveaux détails. Chaque intention du pianiste entre dans une logique unique qui ouvre tous les " possibles " puisque la fusion entre le son – le coeur – et la pensée se réalise. Le deuxième des trois Klavierstücke est sans équivalent dans la discographie, suave comptine et gouffre morbide à la fois.Avec la " Hammerklavier " de Beethoven, c’est la perfection plastique et une diction de grand acteur, malgré des aigus un peu glacés, qui s’imposent. Sokolov nous met au contact direct avec le geste du compositeur et convainc que c’est ainsi que la partition doit s’écrire. L’interprétation se creuse entre les extrêmes, c’est-à- dire entre la tension vitale, d’une part, et l’expérimentation sonore, d’autre part. Un va-et-vient qui donne le vertige. Aucune agressivité et presque une dimension schubertienne dans le Scherzo (quand les Schubert frayaient, eux, avec Beethoven !).
Au bord du silence et de l’abîme, l’Adagio subjugue, et la fugue finale, vertigineuse, nous laisse sans voix. En bis, un Intermezzo de Brahms qui fait chavirer l’auditoire et cinq Rameau, petits diamants à déguster, à la tombée du jour, une coupe de champagne à la main.