TCHAIKOVSKI : GRANDEUR NATURE EN MINIATURES

Cette intégrale des mélodies permet non seulement de découvrir la face cachée du compositeur mais aussi de retrouver les grandes voix du Bolchoï.

Enfin ! On avait des intégrales des lieder de Schubert et Schumann comme des mélodies de Rachmaninov et Chostakovitch, mais aucune, chronologique, raisonnée, de celui qui s’est exprimé avec tant de génie sous cette forme courte, poignante, intensément lyrique. L’excellent baryton Sergueï Leiferkus et un groupe de comparses assez médiocres avaient enregistré pour Conifer une intégrale désordonnée et très inégale qui avait pour seul avantage d’inclure dans ses livrets les poèmes mis en musique.Le coffret Melodiya s’en dispense mais présente en revanche les romances dans l’ordre chronologique, de 1860 à 1893. Miracle de la répartition: chaque disque compte le plus souvent trois cycles de six romances. On peut alors suivre l’évolution du style et le comparer avec celui des oeuvres symphoniques et des opéras parallèles. C’est une plongée fascinante dans un univers de souffrance et de détresse, où les élans de confiance sont vite étouffés dans la torture du doute ou le pathos du désespoir. Une autre raison de nous précipiter sur ces disques est que Melodiya a réuni les enregistrements historiques effectués par les plus grands chanteurs des meilleures années du Bolchoï. Ne manque que Galina Vichnevskaïa, exclue de l’URSS en 1974. On se reportera alors sur l’enregistrement effectué pour EMI avec Rostropovitch au piano.
Mais les autres artistes ! Quelles voix merveilleuses aussi ! Voix russes, chaudes, lourdes, voix ruisselantes de sentiment (mais non sentimentales), gorgées de passion (mais avec un contrôle parfait). La mezzosoprano Elena Obraztsova est peut-être la plus impressionnante, avec sa sourde véhémence, son timbre grave qui creuse dans les profondeurs de l’âme (non, ce n’est pas un cliché). À elle certaines des plus belles romances telles " Seul celui qui savait " op. 6, " Ne demande pas " op. 57 ou" Les douces étoiles " op. 60. Mais Obraztsova, on la connaissait bien, déjà, ainsi qu’Arkhipova. On aura alors la révélation des sopranos Milachkina, Fomina, Issakova, Tougarinova, voix qui s’épanchent somptueusement, voix confinées en URSS par la guerre froide et qui viennent tardivement nous enflammer. Du côté des hommes, même abondance de talents : le baryton Mazourok et le ténor Atlantov, de nous déjà connus, mais aussi la basse Petrov, le baryton Magomaev, et surtout le ténor Lissovski, à qui sont dévolus le plus grand nombre de romances. L’immense ténor Sergueï Lemechev, le meilleur Lenski jamais entendu, excelle dans le sublime " Nuits folles " op. 60, mais semble ailleurs un peu démodé, entre Di Stefano et Tino Rossi.Aucune de ces oeuvres, malgré leur brièveté, n’est secondaire. Chacune est un microcosme où Tchaïkovski condense ce qui pèse sur son coeur. Curieusement, les deux cahiers les plus riches d’émotions sont le premier, op. 6, écrit à vingt-neuf ans, et le dernier, op. 73, à cinquante-trois ans, l’année de son suicide sur ordre. Mais, au fond, ce n’est pas si curieux. Jeune, il s’abandonne à la peur de la solitude (" Combien j’ai souffert… "), et la solitude, il la retrouve au terme de sa vie, dans le poème déchirant de Rathaus (" De nouveau seul, comme avant "). De nouveau et toujours seul : ces quatre-vingt-quatorze mélodies retracent le parcours d’un homme que ses succès, ses triomphes n’ont jamais distrait de l’angoisse de la solitude, de la nuit, de la mort.