L ‘idée que vous vous faites d’un Richter " grand pianiste romantique " risque d’être mise à mal lorsque vous écouterez les enregistrements de ces deux coffrets. En effet, telle Suite anglaise de Bach paraît jouée avec une pulsation verticale inouïe, tout comme les Études éparses de Chopin (dans les récitals captés en Italie) et la Sonate en si mineur de Liszt (témoignage d’un concert aux Pays-Bas). À l’inverse, telle sonate de Haydn nous semble distante, analytique, presque froide. On retrouve un Richter plus orthodoxe dans le répertoire russe pour lequel il érige de véritables " monuments " : Sonates nos 6 et 8 de Prokofiev, Préludes de Rachmaninov, Scriabine, etc. Réécoutez ses Tableaux d’une exposition dont la version de 1958, à Sofia est, au piano, ce que la Neuvième de Beethoven par Furtwängler à Bayreuth est à l’orchestre ! Wagner, que Richter vénérait par-dessus tout… Remettons-nous aussi dans l’oreille ses Schumann, génialement torturés, broyés et plus antipianistiques que de nature (Toccata, Nachtstücke). Richter est avant tout un maître du " live " et, par conséquent, de l’imprévisible. Cela vaut pour les deux coffrets.
Avec la Columbia (Sony), ce sont 13 CD sur 18 qui nous révèlent l’artiste au Carnegie Hall de New York enregistrés en octobre et décembre 1960. La qualité sonore n’est, hélas, pas au rendez-vous et Richter refusa en partie la publication de ces bandes. Pourtant, le résultat est sidérant. Écoutez par exemple les Jeux d’eau et Oiseaux tristes de Ravel ! On ne négligera pas pour autant les captations en studio avec les orchestres américains et en récital : la Sonate Appassionata (1960) foudroie par sa colère et sa lecture organique ! Richter livre, ici, un véritable combat contre lui-même. Dans le volume Universal, regroupant les enregistrements Decca Philips et DG, les sonates de Beethoven en concert, à Stuttgart, en 1991 sont tout aussi saisissantes. On n’oublie pas non plus les raretés, les répertoires " invendables " que sont Webern, Hindemith et Szymanowski… Parfois, aussi, le jeu se polisse et devient d’une délicatesse magique. C’est le cas des lieder de Schubert et Wolf avec Dietrich-FischerDieskau, des duos avec Benjamin Britten, des sonates pour violoncelle de Beethoven avec Rostropovich, sans omettre les Dvorák avec les Borodine… Que de merveilles ! Le voyage vers l’essence du message musical bouleverse.
Les années 1980 marquent un tournant dans le jeu du pianiste. Richter est obsédé par le partage avec d’autres musiciens et le public dans des lieux " à taille humaine ". L’interprète est plus émouvant encore. Le technicien foudroyant du piano, celui que vantait Emil Gilels aux Américains vingt ans plus tôt (" Vous m’admirez, mais attendez de découvrir Richter ") n’a plus lieu d’être. Une telle somme rééditée à l’occasion du centenaire de l’artiste nous amène aussi à reconsidérer des gravures historiques. Les concertos de Tchaïkovski, Rachmaninov (DG) passent difficilement le jugement du temps. Les références se sont accumulées depuis et d’autres standards se sont imposés. Cela n’amoindrit pas l’importance de ces coffrets présentant pour la première fois des inédits et des raretés en CD de l’un des artistes les plus marquants du XXe siècle.
Sviatoslav Richter : LE RETOUR DE L’HOMME IMPRÉVISIBLE
Radio Classique
A l'occasion du centenaire du pianiste russe Sviatoslav Richter, Universal et Sony rééditent les témoignages d'un artiste qui savait, au-delà de la vigueur de son tempérament, se mettre en retrait face à la partition. Parfois martelées, ses interprétations pouvaient faire place à une poésie insondable.