SCHOENBERG : LE JOUR OÙ SURVINT LE BIG BANG MUSICAL

La révolution atonale que déclencha Arnold Schoenberg marqua la musique occidentale pendant presque tout le XXe siècle. Aujourd’hui, le sérialisme a dit ses derniers mots. C’est le moment de se pencher sur ce compositeur au romantisme ardent, idéaliste et attachant, à l’intelligence fulgurante.

Il naît le 13 septembre 1874 à Vienne dans une famille juive modeste de petits commerçants. Après une scolarité médiocre interrompue par la mort de son père, il gagne sa vie comme employé de banque. Il se donne à la musique avec passion, étudiant violon et composition en autodidacte. Il fait la connaissance du compositeur Alexander von Zemlinsky, qui lui donne quelques leçons de contrepoint. Confronté à des conditions de vie précaires, il fait preuve d’une immense force de travail, de volonté et d’acharnement : ces qualités resteront toujours ses atouts majeurs.
L’héritage de Wagner et Brahms
Ses premières oeuvres publiées révèlent un métier d’une étonnante perfection, surtout pour un autodidacte. Leur générosité harmonique et orchestrale et leur chromatisme se situent dans la filiation de Wagner (Tristan et Parsifal principalement) tandis que leur goût prononcé pour le contrepoint se réfère à Brahms. Un romantisme noir, exacerbé jusqu’au frénétisme et relevé d’érotisme, s’affirme dans La Nuit transfigurée (1899), Pelléas et Mélisande (1902) (vaste poème symphonique inspiré du drame de Maeterlinck) et les Gurrelieder (1900-1901). Autant par son immense appareil sonore que par sa durée (plus de deux heures et demie), cet oratorio cyclopéen représente le point extrême d’un romantisme germanique hypertrophié, laissant loin derrière Mahler et Strauss. À Vienne puis à Berlin, Schoenberg gagne péniblement sa vie en arrangeant de la musique légère. Dans l’intervalle, il s’est converti à la foi luthérienne (1898) et marié avec Mathilde Zemlinsky, soeur de son mentor et ami (1901). Il entame aussi une carrière d’enseignant qui répond à la vocation profonde d’une personnalité encline au prosélytisme : Berg, Webern et Egon Wellesz seront ses premiers disciples. Véritable incarnation de la musique postromantique en ses avancées techniques les plus extrêmes, il est parvenu à un point de non retour au-delà duquel une rupture est inévitable.
L’imagination jusqu’à la folie
La création des Gurrelieder à Vienne en 1913 est un triomphe. Cette partition répondant à l’attente d’un public épris de modernité lisse et sans aspérités aurait pu assurer à Schoenberg une durable popularité s’il s’était contenté de la démarquer par la suite. Il était trop intègre et trop grand artiste pour cela. Ressentant plus que tout autre la nécessité d’une rupture avec l’univers sonore tombé dans le domaine public du romantisme tardif, il se détourne brusquement de la surenchère postromantique : au pathos extraverti, il oppose une tension psychologique intériorisée ; à la courbe lyrique du chant, des intervalles anguleux et distendus; à la dialectique sensuelle dissonance-résolution, l’exacerbation de la dissonance permanente. Cette évolution obéit à un impérieux besoin de progression : les angoisses érotiques d’Erwartung prolongent le romantisme frénétique des Gurrelieder (" Chasse sauvage du vent d’été "), mais pour les exprimer Schoenberg, éliminant toute résolution, émancipe la dissonance. Les douze sons de la gamme chromatique sont désormais libérés de toute résolution obligée, et aucun n’a prééminence. Tous les accords et tous leurs enchaînements sont possibles: la tonalité est abolie au profit de l’atonalité. Le champ de l’expression devient ainsi illimité. Tel est le sens de l’évolution amorcée par la Symphonie de chambre n°1 (1906), confirmée par le cycle de lieder des Jardins suspendus (1908) et concrétisée par les Trois pièces pour piano op.11 (1908), les Cinq pièces pour orchestre op.16 (1909) et les mélodrames (Erwartung, Die glückliche Hand, Pierrot lunaire). La contrepartie à cet élargissement des moyens et de l’expression est la concentration, car l’élimination de toute charpente tonale implique la brièveté, la longueur faisant ressortir le caractère amorphe de l’espace atonal : seuls les monodrames, structurés par leur texte, échappent à cette limitation. Un modèle d’aphorisme intensément expressif est fourni par la Pièce op. 11 n°3, page athématique débridée dont la structure est uniquement assurée par les contrastes : agogiques, dynamiques, de texture (complexe ou dépouillée). Schoenberg invente aussi de nouveaux moyens d’expression vocaux et orchestraux (Sprechgesang, mélodie de timbres). Ces audaces extrêmes traduisent la double nature de leur auteur : chez lui, une imagination et une fantaisie exacerbées jusqu’aux limites de la folie sont contrôlées par une intelligence lucide et scientifique, alliage génial de passion et de mathématique qui l’apparente à Edgar Poe. Il est comme lui un maître de l’horreur, ce qui s’explique par la nature même de l’atonalité. Elle revient en effet à juxtaposer des fragments dissonants analogues au célèbre accord de Tristan, dès lors privés de toute résolution. Le balancier ombre-lumière (dissonance-résolution) se bloque du côté de l’ombre et immerge l’auditeur dans des ténèbres propices à l’horreur : cette musique s’est révélée idéale pour accompagner le Nosferatu de Murnau. L’heure de la révélation L’impossibilité de composer des oeuvres atonales libres d’une certaine longueur sans le support d’un texte le conduit à chercher un moyen pour donner une forme contrôlable à cet espace sonore anarchique. Aussi se retire-t-il dans le désert : pendant huit ans (1915-1923), il ne publie aucune oeuvre. En 1914, il a déjà conquis une notoriété internationale. Démobilisé, il retourne à l’enseignement dans un établissement viennois d’avant-garde où il peut développer des méthodes donnant à l’élève une large autonomie, déjà consignées dans son admirable Traité d’harmonie (1909-1910). Max Deutsch, Hanns Eisler, Rudolf Serkin et Eduard Steuermann comptent au nombre de cette seconde génération de disciples. Il fonde et dirige une Association d’auditions musicales privées visant à assurer aux oeuvres modernes une exécution de qualité. Dans l’intervalle, la révélation a eu lieu et il déclare en 1922 à l’un de ses élèves : " J’ai fait une découverte susceptible d’assurer la suprématie de la musique germanique pour une centaine d’années. " La méthode de composition à douze sons est née et grâce à elle, l’espace atonal est désormais structuré. Elle se fonde sur la prééminence d’une séquence unique d’intervalles dans une même oeuvre, car une telle séquence s’imprime dans le subconscient et assure l’unité en créant pour chaque oeuvre un sous-espace sonore particulier dont résulte son atmosphère. Cette prééminence est assurée au moyen d’une série (séquence ordonnée des douze notes de la gamme chromatique). La série joue le rôle d’une gamme ; les lignes mélodiques et les harmonies en sont issues de telle sorte qu’aucune note de la série ne soit répétée avant que les onze autres n’aient été utilisés mélodiquement ou harmonique ment. Ainsi se trouve réalisée l’unité du vertical et de l’horizontal par la pérennité de la succession des intervalles, et chaque série donne à chaque oeuvre son caractère propre. Un intense travail contrapuntique vient renforcer la cohésion du matériau. Par un souci d’intelligibilité et de cohérence supplémentaire, certaines compositions sont calées sur les formes traditionnelles : menuet, gigue, prélude, variations. Dans un premier temps, l’application intransigeante et arithmétique de ces principes aboutit à des oeuvres déroutantes, raides et ardues pour l’interprète comme pour l’auditeur (la Suite pour piano op.25 et le Quintette pour instruments à vent op.26 font ainsi figures de " tables de la Loi ".)
"On revient toujours…"
La fantaisie et le romantisme fonciers du musicien reprennent vite le dessus : les règles admettent des entorses pour peu que l’inspiration l’exige. Ainsi re -trouve-t-on la liberté, mais cette fois avec des assises stables qui vivifient le romantisme exalté en lui conférant une force plus grande encore. Digne pendant de l’Opus 16, les Variations pour orchestre op.31 (1927-28) résument l’art de Schoenberg à son zénith : le charme du velouté impressionniste de l’exposition, la richesse d’une polyphonie exploitant le célèbre motif "BACH" et le somptueux coloris orchestral en font un sommet, synthèse magistrale de romantisme et de rigueur. La Musique d’accompagnement pour un film op.34, le Concerto pour piano op.42, le Quatuor n°4 et l’émouvant Survivant de Varsovie sont autant d’accomplissements dans cette manière expressive. L’opéra Moïse et Aaron, l’oeuvre la plus grandiose de Schoenberg en dehors des Gurrelieder, démontre que la nouvelle méthode permet à l’atonalité de tenir la distance et qu’elle n’est pas incompatible avec une somptuosité décorative dans la lignée du grand opéra historique. La dimension philosophique et mystique du livret rappelle que le génie de Schoenberg ne se limite pas à la musique : il est également un écrivain et un peintre de stature. En 1933, Schoenberg quitte l’Allemagne pour finalement s’installer à Los Angeles au sein d’une colonie d’Allemands qui avaient fui le nazisme (parmi lesquels Thomas Mann et Theodor Adorno). Enseignant la composition à l’université, il enrichit la théorie d’ouvrages capitaux (Fonctions structurelles de l’harmonie, Exercices préliminaires au contrepoint). Ces dernières années sont celles d’un double retour : vers la foi judaïque, célébrée dans des oeuvres originales (Psaume moderne), et vers la tonalité de sa jeunesse, qu’il retrouve au moyen de séries appropriées comme dans Thème et variations pour grand orchestre op.43b, comparable à l’Opus 31 pour sa richesse et sa liberté, cette fois dans la lignée de Brahms. Dans un article intitulé "On revient toujours…" (1949), il s’explique sur ce besoin de revenir à la tonalité. Toujours vif et agile au physique comme au moral, il reste le lutteur porté aux extrêmes, intransigeant et passionné, qu’il avait toujours été, allant jusqu’à se brouiller avec Thomas Mann pour son roman Doktor Faustus où il se juge infidèlement mis en scène. Au printemps 1951, la nouvelle du succès à Darmstadt, sous la direction de Hermann Scherchen, de la "Danse autour du veau d’Or" de Moïse et Aaron est l’une de ses dernières joies. Très affaibli, il s’éteint le 13 juillet peu avant minuit. Toute sa vie, il avait redouté le chiffre 13…
SCHOENBERG EN 5 DISQUES
LA NUIT TRANSFIGURÉE. PELLÉAS ET MÉLISANDE Orchestre philharmonique de Berlin, dir. Herbert von Karajan (DG). Karajan est le meilleur avocat de Schoenberg: orchestre somptueux, interprétation passion -née, jamais le compositeur n’aura été servi avec un tel hédonisme sonore. Indispensable.
GURRELIEDER Jessye Norman (soprano), Tatiana Troyanos (mezzosoprano), James McCracken (ténor), Tanglewood Festi val Chorus, Orch. symph. de Boston, dir. Seiji Ozawa (PHILIPS). L’effectif pléthorique requis par Schoenberg pour ses adieux au postromantisme n’effraie ni les preneurs de son (superbe captation "live") ni Ozawa, qui en tire tous les fabuleux sortilèges. Troyanos exceptionnelle.
MOÏSE ET AARON Georg Tichy, Franz Grundheber (barytons), Janina Baechle (soprano), Thomas Moser (ténor), Choeurs et Orchestre de l’Opéra de Vienne, dir. Daniele Gatti (DVD ARTHAUS MUSIK). Le DVD est idéal pour aborder cette oeuvre exigeante et passionnante. Mise en scène efficace et direction impliquée dans cette représentation donnée à l’Opéra de Vienne.
ERWARTUNG. LIEDER Jessye Norman (soprano), Orchestre du Metropolitan Opera de New York, dir. James Levine (PHILIPS). Dans les lieder de cabaret ou dans l’hallucinant Erwartung, Jessye est idéale grâce à son timbre de bronze et son insolente facilité.
SÉRÉNADE OP.24. 5 PIÈCES POUR ORCHESTRE OP.16… John Shirley-Quirk (baryton-basse), Orchestre symphonique de la BBC, Ensemble Intercontemporain, dir. Pierre Boulez (SONY) Précis et inspiré dans les géniales Pièces pour orchestre, Boulez fait tout le prix de cet enregistrement devenu un classique de la discographie du XXe siècle.