« L’HOMME VÉRITABLE », VRAI HÉROS DE L’ARMÉE ROUGE

Le moins connu des opéras de Prokofiev est un roman en mélodies. Porté par Evgueny Kibkalo, le plus grand baryton russe de tous les temps.

Reprise, par Melodiya, d’un enregistrement paru en 2002 sous la marque Chandos. Mais Chandos donnait le livret complet, traduit en français, allemand et anglais, alors que Melodya n’offre qu’un résumé. Mépris du texte écrit, radinerie éditoriale, signes des temps. Le dernier opéra de Prokofiev est le plus mal connu et le plus mal aimé. Pourquoi? Pour le seul motif que c’est un opéra de propagande, à la gloire de l’armée soviétique. Et alors ? L’Enéide, le plus grand poème latin, n’a-t-il pas été écrit à la gloire d’Auguste, et pour flatter l’empereur ? Versailles n’at-il pas été construit à la gloire de Louis XIV?
" L’homme véritable " a existé véritablement : c’est un aviateur qui, abattu par la chasse allemande, les deux jambes cassées, eut le cran de se traîner jusqu’à un groupe de partisans russes. Opéré, pourvu de prothèses, il reprit les commandes d’un avion. Ce fait divers de la " grande guerre patriotique " a donné d’abord lieu à un roman de Boris Polevoï d’où Prokofiev a tiré son opéra, un récit en musique, un roman en mélodies, sorte de " recitar cantando " transposé de Florence dans la plaine russe. Très beau de bout en bout, sobre, dépourvu d’emphase, dans la tradition du réalisme socialiste, il exalte des valeurs qui ne font rire aujourd’hui que les ingrats et les sots : l’énergie individuelle, le courage physique et moral, le sens de l’honneur et du sacrifice, valeurs qui ont soutenu l’Armée rouge et l’ont conduite à la victoire.
L’enregistrement, magnifique, repose sur la voix du plus grand baryton russe de tous les temps, Evgueny Kibkalo, qui a été le meilleur Eugène Onéguine de sa génération et chante le prince André dans l’enregistrement de référence de Guerre et Paix (avec Vichnev skaïa et Arkhipova, sous la direction de Melik-Pashayev). Kibkalo ne peut être que russe : voix profonde qui semble monter des profondeurs de la terre et s’épanche avec le naturel et la majesté calme d’un fleuve. Voix " élémentaire ", dont la simplicité est le comble de l’art. Kibkalo " raconte " l’histoire et pourrait être compris des enfants. Prokofiev, soucieux de toucher un public large, selon l’esthétique soviétique, se montre ici très " classique ", sans recherches formelles, adepte d’une écriture claire et directe. Et pourtant on le reconnaît, Prokofiev, dès la première note, on reconnaît le mélodiste, on reconnaît l’éloquence ourlée d’ironie, on reconnaît le rythme passionné déguisé sous une feinte sagesse. Une très grande réussite, superbement servie.