Des soixante enregistrements écoutés avant la présélection, moins d’une dizaine sont en monophonie. Les deux versions de Bruno Walter dominent sans conteste. Le Philharmonique de Vienne (EMI, 1938) émeut malgré sa rapidité (moins d’une heure, alors que la moyenne est autour d’une heure vingt). Le Symphonique de la Columbia, amoureusement dirigé, exacerbe la fraîcheur de ses timbres (Sony, 1961). L’œuvre gagne sa notoriété au disque en 1967 avec pas moins de sept enregistrements, dont ceux de Georg Solti (Decca) et de Rafel Kubelik (DG), décisifs pour la promotion de la partition.
L’Orchestre philharmonique de Vienne a redécouvert Mahler tardivement. Deux " live " de Dimitri Mitropoulos (Hunt, 1960) et Otto Klemperer (Testament, 1968) annoncent la " renaissance " due à Bernstein, mais hélas uniquement en DVD (DG, 1971). Puis c’est au tour de Lorin Maazel, dont la lecture " m’as-tu-vu " insupporte (Sony, 1984). Claudio Abbado reprend le flambeau. Sa prestation viennoise, d’une sensualité effleurée, est marquante. Nous la réservons pour l’écoute (DG, 1987). En 1993, Simon Rattle passera totalement à côté de l’œuvre (EMI).À défaut d’un témoignage de Willem Mengelberg au Concertgebouw d’Amsterdam, nous patientons jusqu’en 1969 pour découvrir la somptuosité de l’orchestre de Bernard Haitink (Philips, 1969). Le chef hollandais est moins inspiré en 1987 (Philips). Devant les mêmes pupitres, Leonard Bernstein alourdit le propos. Dommage (DG, 1985). Quant à Riccardo Chailly, il ne fait qu’assurer un beau décor (Decca, 2004).
De Chicago à Londres
Du côté des formations américaines, le Philharmonique de New York n’est guère avantagé depuis Mitropoulos (Hunt, 1960) et John Barbirolli (1962), puis sous les baguettes de Bernstein (Sony, 1965), qui ne se préoccupe que de l’effet produit, et enfin de Kurt Masur, sans imagination (Teldec, 1994). On regrette l’absence de gravures studio de George Szell à Cleveland. Il faut attendre Carlo Maria Giulini avec Chicago pour disposer d’une version " haut de gamme " (DG, 1976). Trois ans plus tard, James Levine avec Philadelphie offre une lecture engagée, mais brouillonne (RCA, 1979). A Chicago, Solti y ajoute la somptuosité du son Decca mais oublie la finesse (Decca, 1982). A l’opposé, Seiji Ozawa à Boston aseptise la partition (Philips, 1989). Une tendance qui se confirme : Lopez- Cobos (Telarc, 1996), Dohnányi (Decca, 1997), Tilson-Thomas (SFS, 2004)… Une exception notable : Boulez avec le Symphonique de Chicago. La conception analytique du chef est intéressante pour notre écoute (DG, 1995).
De Grande-Bretagne, relevons quelques gravures studio du Symphonique de Londres avec Solti (Decca, 1967), de Klemperer avec le Philharmonia (EMI, 1967), du Philharmonique de Londres avec Klaus Tennstedt (EMI, 1979)… Une version semble dominer : Giuseppe Sinopoli avec le Philharmonia (DG, 1993), qui sera donc notre candidat pour l’écoute en aveugle.
De Berlin et d’ailleurs
À Berlin domine la présence de Karajan avec deux gravures : en studio (1979 et 1980) et " live " (DG, 1982). Nous choisissons la première, impressionnante de beauté plastique. Nous ajoutons la réédition d’un concert " incendiaire " de Bernstein (DG, 1979, " Choc " de Classica) ainsi que la lecture de Sanderling avec le Symphonique de Berlin (Berlin Classics, 1979).
Pour achever notre tour d’Europe, signalons quelques versions recommandables : Michael Gielen (Hänssler, 2003), Mariss Jansons (Simax, 2000), Kubelik (Audite, 1975), Levine (Oehms, 1999) et Vaclav Neumann (Berlin Classics, 1967). Sans oublier Jonathan Nott avec le Symphonique de Bamberg, récent " Choc " de Classica (Tudor, 2009).
Les huit versions
Claudio Abbado et Pierre Boulez déçoivent. Le premier en raison d’un manque de cohérence et d’une mise en espace anecdotique des timbres. L’impression d’un " live " qui se construit phrase après phrase dessert une l’interprétation dont on apprécie toutefois l’instinct et la fragilité de la conception. L’interprétation du chef français est loin de ce que l’on imaginait. Beaucoup d’informations semblent perdues malgré une lecture sincère mais qui n’est pas assez fouillée. Un comble !
Sanderling : mitigé
L’Orchestre symphonique de Berlin séduit par son approche particulièrement analytique, " peut-être au détriment de la tension " (BD). L’épaisseur de l’introduction exprime beaucoup de tendresse et de puissance. Déception en revanche dans le second mouvement : " C’est trop vertical, mais pas assez narratif " (ET), voire " au premier degré " (BD). Un manque de finesse, assurément, qui est en partie gommé dans le " Rondo-Burleske ". " C’est efficace, bien que la dimension grotesque ne soit pas bien rendue " pour BD. Constat identique dans le finale, comme si le chef contenait toutes les énergies de l’orchestre. L’urgence et la nervosité nous privent de beaucoup de détails. Un bilan mitigé, donc, pour un orchestre qui a montré ses limites à la fois techniques et expressives.
Bernstein : génial ou surjoué ?
Ici, le premier mouvement enthousiasme tout le monde ! BD estime que " le chef offre une vision profondément humaine. Il ne joue pas sur la dynamique, mais sur les tensions entre les pupitres. L’ensemble est d’une grande cohérence et traduit toute la modernité de l’œuvre ". ET est " happé par ce malaise poisseux, le juste mélange d’alanguissement et d’âpreté ". Dans le second mouvement, " les jeux sur les sonorités avec des cordes rêches, des vents persifleurs sont presque trop appuyés " (BD). " La lecture dense, ludique, pastorale devient presque agressive " (SF). L’expressionnisme est outrancier dans le " Rondo-Burleske ". Pour ET, " il livre un combat intérieur et maîtrise la folie dans le fracas d’un monde qui s’écroule ". Le finale paraît " plus morcelé, construit dans une succession de climats et l’urgence du concert " (SF). ET apprécie " un tel risque de rupture, d’une énergie vitale exprimée par une telle masse sonore : c’est idéal ! ". BD n’est pas de cet avis. Pour lui, " l’excès est volontaire et l’idée d’une lutte, si violente qu’elle impose aux premiers violons de changer de timbres, n’est pas naturelle ". Une lecture presque surjouée, fascinante d’engagement avec un orchestre disposant de moyens quasi illimités.
Karajan : luxueux mais extérieur
Pour ET, " nous voici devant une vision dépressive, montrant des trous dans la matière sonore, des bousculades, des tuilages… ". Nous sommes saisis par un orchestre aussi stupéfiant dans l’expression de la nostalgie et des regrets. " La sonorité est enveloppante, dangereusement étouffante " (SF). Dans le second mouvement, les effets semblent grossis artificiellement, mais il y a tant d’écoute mutuelle dans le pupitre des cordes d’une qualité extraordinaire, capable d’étouffer les sons ! BD estime qu’" il apparaît un risque de désincarnation ". Le " Rondo-Burleske " donne l’impression de déployer plusieurs orchestres superposés. " C’est tellement travaillé… Peut-on trouver une version aussi géniale et aussi peu "naturelle" ? " (BD). Le finale a perdu toute notion de réalisme : " Pas d’abandon, de résignation, mais une machine d’un luxe inouï qui fonctionne à plein régime " (SF). ET est du même avis, soulignant " le côté extérieur de cette réalisation et l’absence d’arrière-plans ". Pour BD, " cela sonne très viennois, avec des soupirs et des larmes ". Une présence envahissante, d’une attirance folle, mais qui ne laisse guère de place à la respiration et à la méditation de l’auditeur.
Haitink : humain, attachant, fragile
Les couleurs de l’orchestre séduisent immédiatement : rondeur des violons, clarté et finesse des bois… C’est un drame feutré, amoroso, qui creuse la phalange. " Le legato est soyeux, exprimant de l’amertume, se refusant à toute dissonance " (ET). L’orchestre, d’une grande clarté polyphonique, demeure encore dans le romantisme du XIXe siècle. La tendresse bucolique du second mouvement confirme la première impression. " C’est une fête villageoise " (SF). ET considère tout de même " que ce n’est pas du Haydn et que le souhait du chef est de s’en tenir au "beau" ! "… BD n’est pas de cet avis : " Il ne cherche pas à faire rustique ! " Le " Rondo-Burleske " révèle une autre dimension de l’interprétation. " Nous entrons dans un combat entre le chef et l’orchestre. Le premier recherche l’épuisement du second " (SF). " C’est L’Art de la fugue sous acide ! " (ET), " une marche funèbre sardonique " (BD). Le finale explore des couleurs automnales. La peur de la mort avec des bois pudiques et des cordes violentes le rend émouvant. " Nous voici devant un climat de consolation, une série de métamorphoses du son " (BD). ET compare la splendeur du legato et " le climat euphonique avec l’écriture brucknérienne. C’est un mouvement orchestral organique, sans "rendez-vous" verticaux ". La lecture la plus humaine et la plus attachante peut-être parce que la plus fragile.
Nott : une pudeur admirable
La qualité de la prise de son permet d’entendre la " respiration de l’espace, la naissance d’un monde. Que c’est beau ! " s’exclame ET, qui ajoute : " les sentiments sont creusés jusqu’au bout de la phrase ". Le crescendo initial est magnifique et BD souligne " la qualité des sonorités ". Dans le second mouvement, les coups d’éclat et les fanfares gardent leur dignité avec un contrôle absolu du son. " La finesse des timbres rustiques est vécue au second degré " (SF). Elle s’exprime par une réflexion au niveau de chaque pupitre. L’écoute mutuelle est fascinante, mais elle se fait peut-être au détriment de la liberté expressive, ici trop calculée. ET s’interroge sur " un léger manque d’aisance ". Le finale est un " tombeau " érigé avec une pudeur et une distanciation qui forcent l’admiration. " N’est-il pas ému, trop ému ? " (ET). La version la plus secrète de la discographie et qui n’en finit pas de dévoiler ses richesses.
Sinopoli : un adieu éperdu de nostalgie
D’emblée, nous entrons dans un drame, qui associe la berceuse enfantine et la noirceur de la folie. La dimension charnelle prend une place inouïe dans l’interprétation. " La richesse de l’orchestre est au service d’une approche parfaitement cohérente, évidente, simple " (BD). " Les plans sonores sont éclairés par un désir profond d’humanité " (ET). Le spectacle du second mouvement est grandiose, avec des timbres qui investissent l’espace. " C’est à la fois vif et ludique " (BD), et le côté terrien de l’œuvre apparaît de manière saisissante. " Le "Rondo-Burleske" surgit altier et sans réserve dans l’expression de la dissonance. La symphonie a radicalement basculé dans le XXe siècle " (SF). " Le discours est d’autant plus éloquent que la direction est d’une clarté absolue. C’est un délire musical " (BD). " Ce chef n’est pas effrayé par la vulgarité, la laideur. Il crée un monstre musical qui submerge tout sur son passage " (ET). Le finale est un testament, " un adieu éperdu de nostalgie. Il est imagé, "à la Visconti" " (BD). " Il y a autant d’humanité, que d’amour et d’angoisse. Et pourtant, le chef laisse respirer ses musiciens " (ET).
Au sein d’une discographie de haut vol, Giuseppe Sinopoli assure un lien entre plusieurs lectures possibles de la symphonie. Une conception et une réalisation magistrales.
LE BILAN
1. Sinopoli /Orch. philharmonia
Deutsche Grammophon 471 466-2
(1993)
2. Nott / Orch. symph. de Bamberg
Tudor 7162
(2009)
3. Haitink / Orch. du Concertgebouw
Philips 464 714-2
(1969)
4. Karajan / Orch. phil. de Berlin
Deutsche Grammophon439 678-2
(1979)
5. Bernstein / Orch. phil. de Berlin
Deutsche Grammophon 477 862-0
(1979)
6. Sanderling / Orch. symph. de Berlin
Berlin Classics 0094412BC
(1979)
7. Boulez / Orch. symph. de Chicago
Deutsche Grammophon 457 581-2
(1995)
8. Abbado / Orch. phil. de Vienne
Deutsche Grammophon 447 023-2
(1987)