Né le 12 novembre 1913, jour de la Sainte-Cécile, patronne des musiciens, à Lowestoft, face à la mer du Nord, Benjamin Britten s’éteindra soixante-trois ans plus tard, en 1976, à Aldeburgh, dans ce même Suffolk austère mais chéri.
L’humaniste pacifiste
Britten est l’artiste de la compassion, en empathie avec les personnages qu’il a mis en scène, comme Alban Berg : la communauté de pensée entre Wozzeck et Peter Grimes (1945) s’impose. De cette parenté se dégage un second thème majeur et fil conducteur de son œuvre : l’obsession de l’injustice et du sacrifice. Peter, Billy sont les victimes d’un rejet social ou systémique aveugle ou d’une maladive jalousie, qui peut s’étendre au domaine familial, dans une oppression drastique, comme dans Owen Wingrave, opéra télévisé de 1973 d’après Henry James.Unique élève du très exigeant mais si compétent Frank Bridge, qui reconnut et façonna très tôt son talent et lui enseigna ses goûts et ses valeurs – poésie, peinture et architecture et, plus que tout, ses profondes convictions humanistes -, Britten s’est déclaré fier de cet héritage esthétique et moral : "J’étais déjà pacifiste à l’école, et la plupart de mes sentiments sur la Première Guerre mondiale me sont venus de Bridge" (1963). On trouve la première trace de ce pacifisme ardent dans l’effrayant cycle de mélodies Our Hunting Fathers (1936), métaphore angoissée de la montée des conflits, la cantate Ballad of Heroes (1939) et la saisissante Sinfonia da Requiem (1940), une de ses rares pages uniquement orchestrales, les deux premières étant marquées par l’empreinte terrible du poète Wystan Auden (1907-1973), âme damnée et vampirisante du compositeur pendant quelques années, avant que la rencontre en 1937 avec son compagnon, le ténor Peter Pears (lui aussi protecteur), n’impose son pouvoir, dans une relation amoureuse et artistique à la vie à la mort. D’ailleurs, à l’exception de Paul Bunyan, opéra folklorique composé aux États-Unis en 1940 (livret d’Auden encore), tous les grands rôles des opéras de Britten, de 1945 à 1973, ainsi que la majeure partie de ses cycles de mélodies furent écrits pour la voix du beloved Peter Pears.Britten fut parfois présenté comme un artiste consensuel, voire allégeant au pouvoir. Évoquons son opéra Gloriana (1953), résultat d’une commande pour les festivités entourant le couronnement d’Élisabeth II, qui ne fut apprécié ni par la souveraine ni par la critique : pensez donc, mettre en scène une Élisabeth 1re vieillissante, dans la tourmente de son amour avec le comte d’Essex !… Mais il ne faut pas oublier qu’auparavant, Britten s’exila aux États-Unis (de 1939 à 1942) avec Peter Pears, tous deux objecteurs de conscience, pour échapper à la guerre et rejoindre W. Auden et Christopher Isherwood, autour desquels gravitaient des intellectuels homosexuels et pacifistes qui eussent aimé que Britten devînt leur "chantre" dans le domaine musical. Britten et Pears ne pouvaient en supporter l’idée et ils regagnèrent l’Angleterre, alors que la guerre perdurait et que la "désertion" était passible de prison. Elle fut commuée en travaux d’intérêt public, et Britten se produisit avec Yehudi Menuhin à Bergen-Belsen, pour les rescapés des camps.
Le fondateur et l’interprète
Après le succès international de Peter Grimes qui procura à Britten l’aisance financière, son souci fut de préserver son indépendance. Il élut domicile à Aldeburgh et créa, en 1947, l’English Opera Group, une troupe à effectif réduit de chanteurs et d’instrumentistes. L’année suivante, avec Pears et Eric Crozier (librettiste de Peter Grimes et d’Albert Herring), il fonde le Festival d’Aldeburgh, dont la réputation n’allait cesser de croître, jusqu’à nos jours où il demeure florissant et va annexer des lieux voisins : une église à Orford pour les futurs Canticles et surtout les Church Parables ; puis d’anciennes malteries à Snape, à quelques kilomètres, qui deviennent le Snape Maltings Concert Hall, à l’acoustique exceptionnelle.Ces deux fondations sont à la base de l’élaboration de l’opéra de chambre : ouvrages aux dimensions conformes à l’usage mais conçus pour un effectif réduit permettant au compositeur d’exploiter les sonorités spécifiques de chaque pupitre au lieu de les noyer dans la masse orchestrale ou chorale et d’obtenir ainsi une précision propre à resserrer la vis dramatique et harmonique. De cette conception naîtront des opéras marquants, mais non encore créés au sein du Festival : The Rape of Lucretia ("Le Viol de Lucrèce"), opéra de la souillure odieuse mais aussi de la rédemption (Glyndebourne, 1946, qui vit les débuts éphémères de Kathleen Ferrier à la scène) ; Albert Herring, mêmes lieux, en 1947, d’un comique amer (moins que Le Rosier de Mme Husson de Maupassant, dont il s’inspire), mais laissant transparaître la promesse d’une émancipation salvatrice. Le chef-d’œuvre reste sans conteste The Turn of the Screw ("Le Tour d’écrou"), d’après l’angoissante nouvelle de Henry James (Venise, 1954). Opéra de toutes les ambiguïtés : le fantastique, la perversité d’enfants aux apparences angéliques, de la pédophilie, dont Britten fut victime et qui affleure par ailleurs, et platoniquement, dans sa vie. Le tout par des variations qui frayent avec le sérialisme triomphant.
C’est aussi à cause du festival que Britten dut, malgré lui, se mettre à la direction d’orchestre, ce qu’il fit avec brio, comme l’attestent les enregistrements de ses œuvres mais aussi de Mozart, Elgar, Schumann, Chostakovitch… De même en tant que pianiste, dans l’accompagnement de ses cycles de mélodies ou de ceux de Schubert et dans sa collaboration avec Mstislav Rostropovitch ou Sviatoslav Richter.
Le compositeur et ses poètes
Quelles que soient les réussites orchestrales et concertantes, Britten fut d’abord le musicien de la voix, de la poésie et du texte. À quatorze ans, il composait les Quatre Chansons françaises (1928) sur des poèmes de Verlaine et Hugo. Il reviendra vers le français plus tard, avec un de ses cycles les plus célèbres, Illuminations (1939) pour voix et cordes, sur les poèmes en prose de Rimbaud. Mais ce don des langues s’est aussi étendu au russe avec The Poet’s Echo (1965, poèmes de Pouchkine), pour Galina Vichnievskaïa ; à l’allemand, avec Sechs Hölderlin Fragmente (1958), pour Fischer-Dieskau ; à l’italien, avec les Seven Sonnets of Michelangelo (1940). Toutefois, la poésie anglaise fut toujours à l’honneur dans les autres cycles : Shakespeare, Auden, J. Donne, T. S. Eliot, W. Wordsworth, J. Keats, W. Blake, W. Owen, F. Quarles, T. Hardy, A. Tennyson, etc., pour la Sérénade pour ténor, cor et cordes (1943), The Holy Sonnets of John Donne, Winter Words. Pour l’opéra, même qualité des auteurs : Shakespeare, qu’il allège avec Pears sans en modifier un vers pour A Midsummer Night’s Dream ("Le Songe d’une nuit d’été", 1960), unique opéra joyeux. Déjà évoqués, Melville, Mann, Maupassant ; la palme revient à Henry James, tant pour Le Tour d’écrou que pour Owen Wingrave. Britten, qui eut tant de relations conflictuelles avec ses librettistes (qu’il appelait ses "cadavres"), trouva en Mayfanwy Piper une sorte d’idéal pour les deux opéras jamesiens et l’ultime Death in Venice ("Mort à Venise").
Un mysticisme à visage humain
Britten fut-il religieux ? Il est difficile d’en douter, même s’il ne professait aucune conviction. Mais l’Église lui a été chère dès l’enfance et, sur le paquebot qui le ramenait en 1942 vers sa terre natale, il composa dans un enthousiasme quasi naïf l’admirable Ceremony of Carols. Par la suite, Britten eut à cœur d’épancher son sens du sacré dans les Paraboles d’Église (Church Parables) de 1964 à 1968, William Plomer en étant le remarquable librettiste. Curlew River ("La Rivière aux courlis") s’appuie tout à la fois sur un canevas médiéval et l’influence du nô japonais pour retracer le parcours initiatique d’une femme folle (rôle chanté par Pears) cherchant à ressusciter son enfant mort ; The Burning Fiery Furnace ("La Fournaise ardente") reprend le récit vétérotestamentaire de Nabuchodonosor persécutant trois jeunes israélites ; The Prodigal Son illustre la parabole la plus fameuse du Nouveau Testament : ces trois œuvres sont baignées d’une spiritualité rare et qui confine au sublime parfois. Quant aux cinq Canticles, ne retenons ici que le second, Abraham and Isaac (1952), qui illustre de façon poignante le récit de ce sacrifice interrompu et où les voix du fils et du père s’unissent pour incarner celle de Dieu…Enfin, le War Requiem reste l’œuvre la plus emblématique du compositeur qui mêla la messe latine des morts (confiée à la soprano russe Galina Vichnievskaïa) aux bouleversants poèmes de Wilfred Owen, poète anglais mort sur le front en 1918, confiés à un baryton allemand (Dietrich Fischer-Dieskau) et à un ténor anglais (Peter Pears), unissant ainsi trois nations belligérantes dans le souci d’une réconciliation pérenne. Si l’on ne connaît pas Britten, c’est peut-être par cet ouvrage qu’il faut l’aborder. Mort précocement en raison d’un diagnostic tardif d’une malformation cardiaque et d’une opération désastreuse, Britten se vit élevé en juin 1976 par Élisabeth II au rang de pair de Grande-Bretagne : il devenait à titre posthume le premier compositeur et le seul à ce jour à porter le titre de Lord. Bel hommage d’un pays qui envoyait Oscar Wilde au bagne pour homosexualité quatre-vingts ans auparavant !
Xavier de Gaulle est l’auteur de la biographie de référence du compositeur, Benjamin Britten ou l’impossible quiétude, Actes Sud, 1999.
Benjamin Britten : le chant solitaire d’un compositeur universel
Radio Classique
Lui qui n'était pas un marin fut toujours un homme de la mer. Présente de façon obsessionnelle dans son œuvre, elle marque une vie qui commence dans l'impétuosité d'une jeunesse fougueuse pour s'achever dans le renoncement inquiet du vieillard de Thomas Mann !