Jonas Kaufmann : «CE QUI IMPORTE, C’EST LA VÉRITÉ»

Le ténor du moment est partout, au disque et sur les scènes françaises — enfin. Il se confie ici comme jamais à Alain Duault et livre ses projets à Paris et ailleurs.

Votre calendrier est très chargé, vous vous donnez beaucoup en scène : comment entretenez-vous votre forme physique ?
Je chante tous les jours. Le chant est déjà en soi une expérience physique, à la fois musculaire, respiratoire, mentale. Mais je ne fais pas de sport : je n’en ai ni le goût ni le temps ni l’énergie… Si ça change, on verra !
L’été dernier, vous avez chanté Carmen à Orange : comment avez-vous ressenti ce Théâtre antique ?
C’est d’abord un lieu impressionnant, ce mur, le sentiment que deux mille ans d’histoire sont gravés dans les pierres… Mais c’est bien évidemment l’acoustique qui m’a frappé, une acoustique incroyable ! Je connais beaucoup de théâtres où il est difficile de chanter, où il faut forcer la voix, la contrôler alors que, là, tout est naturel. Et plus encore quand le public est présent. Pas seulement parce qu’il est toujours plus agréable de chanter avec un public mais aussi parce que la présence du public renforce cette acoustique. C’est fascinant !
L’acoustique d’Orange vous a-t-elle justement permis une interprétation différente du rôle de Don José ?
Tout compte dans une interprétation, l’acoustique aussi, bien sûr ! Dans mon interprétation de Don José, j’ai pu aller très loin , chanter piano, par exemple, l’air de la fleur. Chanter piano, c’est toujours un risque, et ça ne marche pas toujours mais j’ai voulu pourtant donner cette impression du piano tout en timbrant un peu plus du fait du plein air. Il faut placer sa voix.
Cet air doit vraiment être chanté comme un lied car il s’agit bien à ce moment d’un homme qui ouvre son âme à une femme et il ne veut pas crier ses émotions. En fait, c’est très intime…
Pour vous, qui est Don José ?
Il ressemble à un homme " normal ", pas vraiment différent des autres – mais on sait pourtant qu’il a déjà tué un homme. Il n’est donc ni doux, ni innocent, ni " jeune premier " : c’est quelqu’un qui a des secrets cachés, un inconscient chargé. Il a déjà quitté son pays, sa mère, sa fiancée pour changer de vie en entrant dans l’armée. Cet air de la fleur montre précisément sa vulnérabilité. C’est pourquoi il est si dur pour lui d’accepter que Carmen lui reproche de ne pas l’aimer. Il est complètement en son pouvoir et ce moment est celui, fatal, où il sent qu’il va basculer. Il a déjà tout abandonné pour elle et il pressent qu’il va devoir abandonner aussi cette " régénération " que pouvait lui apporter l’armée. Il est nu face à Carmen. C’est pourquoi le duo final sera pour lui suicidaire. Plus que le suicide de Carmen, comme on le dit parfois, c’est le suicide de Don José. Là encore, il n’élèvera pas la voix, il se dissoudra dans cet abandon au désespoir.
C’est donc un perdant, comme les deux autres personnages que vous avez chantés après Don José : Florestan et Radamès…
D’abord, c’est toujours intéressant, on le sait, de jouer des rôles qui sont éloignés de vous. L’autre jour, Natalie Dessay me demandait s’il est difficile de jouer un loser : eh bien pas du tout, c’est même très plaisant ! Jouer un personnage qui gagne tout, c’est banal. Alors que ce Florestan, qui est emprisonné, maintenu dans le noir, sans force, mené jusqu’au délire, qui est prêt de mourir et est sauvé par sa femme, c’est formidable d’en construire le caractère, les émotions. Radamès, lui, est un jeune guerrier qui veut gagner. Il veut être un " super héros " et il comprend que la vie est difficile, qu’il n’est pas évident d’épouser une esclave quand on veut être général… Ce sont des personnages pleins de contradictions qui ne sont pas du côté des vainqueurs, des hommes, avec leurs faiblesses humaines !
Ainsi le duo final de Carmen est du même ordre que celui d’Aïda : José croit vraiment à ce rêve, " partir ensemble " avec Carmen, recommencer une autre vie. Il nie le réel pour se laisser emporter sur les ailes du rêve. C’est pourquoi il chante doucement car, pour lui, c’est une évidence intime. Le duo final d’Aïda est du même ordre : c’est l’évidence de cet amour qui lie Radamès à Aïda et va se réaliser, même si c’est dans un espace autre. En fait, Radamès et Aïda montent ensemble l’escalier du ciel.
Vous chantez toujours beaucoup Verdi et vous venez de publier une intégrale d’Aïda de Verdi et un album Puccini : quels liens établissez-vous entre ces deux compositeurs majeurs de votre répertoire ?
Il n’est pas si facile de les comparer l’un à l’autre mais je crois que Puccini n’est pas, comme on le dit trop souvent, le " successeur " de Verdi. Parce que leur point de vue vis-à-vis de l’écriture vocale est très différent : Verdi écrit des mélodies populaires, c’est-à-dire proches de l’âme du peuple, alors que Puccini écrit des mélodies peut-être moins populaires mais sans aucun doute plus modernes. Verdi est éternel alors que Puccini est moderne, c’est d’ailleurs pourquoi il est plus proche de nous, plus proche du registre de nos émotions. Écoutez par exemple le deuxième acte de Tosca, l’affrontement entre Scarpia et Tosca : c’est d’une tension extraordinaire. La mélodie traditionnelle n’y a plus sa place, c’est l’action qui mène tout, presque comme dans un James Bond. La musique de Puccini est chargée d’émotions multiples. C’est pourquoi j’ai voulu, avec cet album, en déployer toutes les facettes, de son premier opéra, Le Villi, jusqu’au dernier, Turandot.
Pourquoi, dans ce nouvel album, à l’exception de " Nessun dorma ", ne retrouve-t-on pas tous les grands " tubes " des opéras de Puccini ?
Parce que je les ai enregistrés dans des disques précédents et encore très récents. J’aurais bien sûr pu les enregistrer à nouveau dans la mesure où je change tous les jours et où je ne suis pas du tout satisfait de certaines choses que j’ai faites il y a quelques années.
Chaque disque est le reflet d’un moment, une photographie arrêtée. Tout change tout le temps – et c’est heureux ! Je comprends donc un Fischer-Dieskau qui réenregistrait tout deux fois, trois fois, plus… Mais je me dis que c’est ce qu’on fait quand on prend de l’âge et qu’on a déjà tout exploré, j’ai encore le temps…
Retrouvez la suite de cet entretien dans le Classica n° 177 pages 58 à 62